34 REVUE DES DEUX MONDES.
niversaire de la naissance de Mahomet que l’on appelle El-Mouled- en nebée.
Le lendemain, dès le point du jour, je partais avec Abdallah pour le bazar d’esclaves situé dans le quartier Soukel-ezzi. J’avais choisi un fort bel âne rayé comme un zèbre, et arrangé mon nouveau costume avec quelque coquetterie. Parce qu’on va acheter des femmes, ce n’est point une raison pour leur faire peur. Les rires dédaigneux des négresses m’avaient donné cette leçon.
Nous arrivâmes à une maison fort belle, ancienne demeure sans doute d’un kachef ou d’un bey mamelouk, et dont le vestibule se prolongeait en galerie avec colonnade sur un des côtés de la cour. Il y avait au fond un divan de bois garni de coussins où siégeait un musulman de bonne mine vêtu avec quelque recherche, qui égrenait nonchalamment son chapelet de bois d’aloès. Un négrillon était en train de rallumer le charbon du narghilé, et un écrivain cophte, assis à ses pieds, servait sans doute de secrétaire.
— Voici, me dit Abdallah, le seigneur Abdel-Kérim, le plus illustre des marchands d’esclaves : il peut vous procurer des femmes fort belles, s’il le veut ; mais il est riche et les garde souvent pour lui.
Abdel-Kérim me fit un gracieux signe de tête en portant la main sur sa poitrine et me dit saba-el kher. Je répondis à ce salut par une formule arabe analogue, mais avec un accent qui lui apprit mon origine. Il m’invita toutefois à prendre place auprès de lui et fit apporter un narghilé et du café.
— Il vous voit avec moi, dit Abdallah, et cela lui donne bonne opinion de vous. Je vais lui dire que vous venez vous fixer dans le pays, et que vous êtes disposé à monter richement votre maison.
Les paroles d’Abdallah parurent faire une impression favorable sur Abdel-Kérim, qui m’adressa quelques mots de politesse en mauvais italien.
La figure fine et distinguée, l’œil pénétrant et les manières gracieuses d’ Abdel-Kérim faisaient trouver naturel qu’il fît les honneurs de ce palais, où pourtant il se livrait à un si triste commerce. Il y avait chez lui un singulier mélange de l’affabilité d’un prince et de la résolution impitoyable d’un forban. Il devait dompter les esclaves par l’expression fixe de son œil mélancolique et leur laisser, même les ayant fait souffrir, le regret de ne plus l’avoir pour maître. Il est bien évident, me disais-je, que la femme qui me sera vendue ici aura été éprise d’ Abdel- Kérim. N’importe ; il y avait une fascination telle dans son œil, que je compris qu’il n’était guère possible de ne pas faire affaire avec lui.