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J’ai répondu : « Ici il n’y a pas de chemin ; c’est un désert. » Et ces hommes ont dit : « Alors conduis-nous. » Et, comme je restais irrésolu, ils ont ajouté d’une voix basse et plaintive : « Nous sommes les restes de la nation polonaise, un ange s’est montré à nous ; cet ange ne ressemblait pas à ceux que nos pères ont vus, car ses ailes étaient ternes, et son front était couvert d’un voile funèbre ; mais nous savons qu’il a été envoyé du ciel. Il nous a dit de venir ici, et bien long-temps nous avons navigué. Sur mer il y a eu des vents et des tempêtes, mais la volonté du Seigneur sera accomplie, si aujourd’hui, à minuit, nous arrivons à la basilique de Saint-Pierre. »

Et je leur répondis : « Hommes malheureux, suivez-moi. » Et des bords de la mer j’ai commencé à descendre vers la ville, tremblant et priant comme si j’eusse traversé un cimetière et que derrière moi les morts se fussent levés.

Sans que je visse un seul nuage, le vent s’éleva. Sur un ciel gris et profond brillent les étoiles sans nombre. En bas, une plaine noire, immense.

De temps en temps s’effacent et disparaissent les tombeaux aux teintes grises, quelquefois de blanches ruines ; les aqueducs aussi s’en vont ; au loin j’entends comme le bruissement des joncs, en haut, tout en haut, dans l’air, le cri d’un oiseau de nuit, et plus près de moi, au milieu des tombes renversées, un grondement souterrain !

Ils viennent derrière moi, ils me suivent ; je sens sur mes épaules le souffle de leur respiration, et je marche vite, car eux-mêmes se hâtent ; j’entends les plumes de leurs bonnets agitées par l’air, et le vent qui se joue dans les plis de leurs manteaux !

Dans le lointain il m’a semblé apercevoir un feu follet, puis un autre, puis un troisième. Et, avançant toujours, j’ai vu dans la plaine une quantité de lumières. Elles passaient venant de différens côtés et se dirigeant vers un seul endroit, et dans le désert des bruits de voix ont commencé à bourdonner.

Et, m’approchant toujours, j’ai vu une masse de pèlerins marchant dans la campagne avec des torches en main. Une lueur rouge les suivait au milieu des ténèbres qu’ils traversaient. Et je voyais dans l’air des croix, des images de saints, et des étendards de différentes nations.

Au centre de ces nasses entrèrent ceux qui m’accompagnaient. C’est alors que j’aperçus leurs figures attristées. Leurs yeux brillaient d’une lueur étrange, mais ce n’étaient point là les yeux d’hommes vivans. Comme les autres pèlerins, ils s’appuyaient sur leurs sabres.

Et à peine suis-je entré avec eux au milieu de la lueur des torches que les masses s’arrêtèrent en demandant : « Qui êtes-vous et d’où venez-vous ? »

Ils se sont arrêtés ; un sourire étonnant a passé sur leurs lèvres, et ils ont répondu : « Personne donc ne nous reconnaît dans le monde ? »

Un bruissement bas et sourd s’éleva autour d’eux : il m’a semblé que tous ces bataillons de pèlerins crièrent ensemble : « Nous vous reconnaissons, vous êtes les derniers chevaliers chrétiens. »

Alors ils se sont remis à marcher. « Nous avons vu, disaient-ils, un ange avec un voile noir sur le front, il nous a ordonné d’aller à Rome, et vous, parlez, avez-vous entendu quelque voix ? »

Un grand gémissement s’éleva de la foule, ce gémissement répondait : Amen !

Le même ange nous a ordonné de quitter nos maisons ; sa voix retentissait la