32 REVUE DES DEUX MONDES.
plus belles du monde ; ce qui surtout saisit l’œil sur le premier plan, c’est l’immense développement de la mosquée du sultan Hassan, rayée et bariolée de rouge, et qui conserve encore les traces de la mitraille française depuis la fameuse révolte du Caire. La ville occupe devant vous tout l’horizon, qui se termine aux verts ombrages de Choubra ; à droite, c’est toujours la longue ville des tombeaux arabes, la campagne d’Héliopolis et la vaste plaine du désert arabique interrompue par la chaîne du Mokatam ; à gauche, le cours du Nil aux eaux rougeâtres, avec sa maigre bordure de dattiers et de sycomores. Boulac, au bord du fleuve, servant de port au Caire qui en est éloigné d’une demi-lieue ; — l’île de Roddah, verte et fleurie, cultivée en jardin anglais et terminée par le bâtiment du Nilomètre, en face des riantes maisons de campagne de Giseh ; au-delà enfin, les pyramides, posées sur les derniers versans de la chaîne lybique, et vers le sud encore, à Saccarah, d’autres pyramides entremêlées d’hypogées ; plus loin, la forêt de palmiers qui couvre les ruines de Memphis, et sur la rive opposée du fleuve, en revenant vers la ville, le vieux Caire, bâti par Amrou à la place de l’ancienne Babylone d’Égypte, à moitié caché par les arches d’un immense aqueduc, au pied duquel s’ouvre le Calish, qui côtoie la plaine des tombeaux de Karafeh.
Voilà l’immense panorama qu’animait l’aspect d’un peuple en fête fourmillant sur les places et parmi les campagnes voisines. Mais déjà la nuit était proche, et le soleil avait plongé son front dans les sables de ce long ravin du désert d’Ammon que les Arabes appellent mer sans eau ; on ne distinguait plus au loin que le cours du Nil, où des milliers de canges traçaient des réseaux argentés comme aux fêtes des Ptolémées. — Il faut redescendre, il faut détourner ses regards de cette antiquité muette dont un sphinx à demi disparu dans les sables garde les secrets éternels ; voyons si les splendeurs et les croyances de l’islam repeupleront suffisamment la double solitude du désert et des tombes, ou s’il faut pleurer encore sur un poétique passé qui s’en va. Ce moyen-âge arabe, en retard de trois siècles, est-il prêt à crouler à son tour, comme a fait l’antiquité grecque, au pied insoucieux des monumens de Pharaon ?
Hélas ! en me retournant, j’apercevais au-dessus de ma tête les dernières colonnes rouges du vieux palais de Saladin. Sur les débris de cette architecture éblouissante de hardiesse et de grâce, mais frêle et passagère, comme celle des génies, on a bâti récemment une construction carrée, toute de marbre et d’albâtre, du reste sans élégance et sans caractère, qui a l’air d’un marché aux grains, et qu’on prétend devoir être une mosquée. Ce sera une mosquée en effet, comme la Madeleine est une église ; — les architectes modernes ont toujours la précaution de bâtir à Dieu des demeures qui puissent servir à autre chose quand on ne croira plus en lui.