figures pendant la catastrophe de 1830 : tel semble être le privilège d’une poésie inspirée, que l’avenir se charge toujours de réaliser ses types. Nous ne saurions trop insister sur ce caractère prophétique de la muse moderne. Les Slaves y croient, et cette croyance est à la fois pour eux un besoin et une consolation. Ils ne doutent pas que tout ce qu’il y a d’intime et de haut dans leurs espérances, après s’être réfléchi avec tant d’éclat dans leur poésie, ne se formule bientôt par l’action, ne revête vie et chair dans un avenir prochain.
Severin Goszczynski, que nous avons nommé à côté de Malczeweski, appartient à l’émigration, et sa vie est déjà tout un poème. Persécuté dès l’enfance, retiré au milieu des forêts de la Pologne et dans la solitude des steppes, il écrivit des vers que recommande une mâle beauté. Ce n’est que huit ans après la révolution qu’il se résigna à prendre le chemin de l’exil ; jusqu’alors il avait vécu fugitif parmi ces montagnards des Karpathes dont il a si poétiquement retracé les mœurs. Son Château de Kaniow a été publié avant les événemens de 1830. Le sujet du poème est la dernière lutte entre les Cosaques et les Polonais. Goszczynski dans le Château de Kaniow, comme Zaleski dans l’Esprit des Steppes, s’étaient inspirés des traditions antiques ; tous deux rompirent bientôt avec le passé pour suivre la muse moderne, le premier dans les routes périlleuses de la politique, le second dans les voies austères de la religion.
Nous avons énuméré les principaux représentans de la moderne poésie polonaise. Il en est un pourtant que nous n’avons pas nommé, que nous ne nommerons pas, car le voile sous lequel il lui a plu de dérober son nom est de ceux qu’une critique, même respectueuse et sympathique, doit craindre de soulever. Les poèmes de cette muse anonyme, la Comédie infernale, le Rêve de Césara, la Nuit de Noël, méritent une place toute particulière parmi les manifestations de l’esprit polonais. Ce n’est pas sans dessein que nous abordons une littérature presque ignorée par un des écrivains qui en représentent le mieux le caractère mystique et enthousiaste ; ce n’est pas non plus sans raison que nous choisissons, pour les faire connaître d’abord, les deux poèmes où ce caractère mystique a laissé la plus vive empreinte, réservant la Comédie infernale pour une seconde et dernière étude. Il nous a paru que c’était la route la plus directe pour pénétrer jusqu’aux profondeurs de la poésie polonaise, pour en discerner les tendances et en saisir l’esprit.
Les deux poèmes intitulés le Rêve de Césara et la Nuit de Noël ont été publiés en 1840 sous le pseudonyme de Ligenza[1]. Nous l’avons dit, il faut renoncer à éclairer ici l’œuvre du poète par sa vie. C’est en général un inconvénient auquel on doit s’attendre quand on étudie les poètes contemporains de la Pologne. Il est permis de s’étonner en France de cette recherche de l’ombre et du silence, qui n’est guère le propre des natures poétiques telles que nous les connaissons. Les poètes polonais ne signent presque jamais leurs livres ; ces livres, d’ailleurs, ne furent point écrits pour être vendus. Ceux qui les ont composés n’ont visé ni à la popularité ni à la fortune ; ils ont rempli un devoir. Chanter pour eux n’est autre chose que révéler la pensée de Dieu qui repose sur le pays et sur le peuple dont ils sont la voix. Plusieurs causes expliquent leur silence plein d’abnégation. En premier lieu, il faut signaler le terrorisme sans nom qui pèse sur la
- ↑ La publication de la Comédie infernale a précédé celle des deux poèmes.