Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/325

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fit un geste menaçant, et à ce geste l’homme s’affaissa sur lui-même, suppliant encore et levant les mains vers le ciel. Un voile d’écume me déroba un moment la suite de la scène ; mais il me sembla qu’un cri de suprême angoisse se mêlait à l’effrayant concert des flots hurlant contre les écueils. Tout cela fut rapide comme la pensée. La barque, soulevée par une lame, parut jaillir hors de l’eau, se dressa perpendiculairement, fit un bond de l’avant, oscilla un instant, balancée entre deux rocs pointus comme des poignards ; je vis Cayetano étendre le bras, un corps fut lancé par-dessus les récifs, puis tout disparut. Quelques instans après, au milieu de tourbillons d’écume que le soleil couchant ne colorait plus de sa pourpre sanglante, les débris d’une barque tournoyaient follement comme des brins de paille sur le passage d’une trombe, et parmi ces débris on ne distinguait aucune forme humaine.

Sous les tropiques, la nuit tombe sans crépuscule ; l’obscurité avait remplacé le jour ; le chenal étincelait de lueurs phosphoriques, le ciel d’étoiles sans nombre, et l’Espagnol ni moi n’avions fait un pas. Cependant, chez celui-ci la fureur avait succédé à l’accablement, le négociant avait disparu pour faire place au toréador, et il proférait contre Cayetano, s’il en réchappait, les plus terribles menaces. Tout à coup je crus entendre du bruit ; des pierres semblaient se détacher sous les pas de quelqu’un qui gravissait la falaise, puis une tête se montra près de nous, et à l’eau qui ruisselait des cheveux, je reconnus Cayetano ; il sifflait encore la marche de Riégo, comme une demi-heure auparavant.

J’entendis, dans les mains de l’Espagnol, qui se dressa d’un bond, le craquement d’un couteau catalan qu’il armait.

— Chut ! lui dis-je, laissez-le d’abord s’expliquer.

— Tranquillisez-vous, s’écria Cayetano en prenant pied, votre or est en sûreté.

— Où, grand Dieu ? s’écria l’ex-toréador dans l’extase de sa joie.

— C’est Pépé, à qui je l’ai confié, qui en prend soin !

— Mais dans quel endroit ? s’écria de nouveau l’Espagnol.

— Eh ! caramba ! au fond de l’eau

L’Espagnol poussa une espèce de rugissement. Cayetano continua sans paraître remarquer la fureur de l’ancien toréador, qui lui reprochait d’avoir agi de cette façon sans nécessité aucune.

— Je l’ai cru nécessaire, vous dis-je, entendez-vous ? et puis j’ai déjà franchi plus d’une fois les brisans qui entourent la Pointe des Ames. Si cette fois la barque s’est mise en pièces, c’est la faute de Pépé, bien qu’en tombant il ait aussi franchi la pointe fatale. Faites le tour des brisans, et, à l’endroit où l’eau est tranquille, vous apercevrez la marque que j’ai mise pour retrouver le corps de ce cher ami.

— Ainsi, dit l’Espagnol, mes lingots sont en sûreté ?

— Vous ai-je jamais trompé ? reprit Cayetano d’un air de dignité