descendirent la rampe escarpée de la falaise, pour aller chercher un canot à fond plat qui restait caché d’habitude dans une anfractuosité du rocher. J’admirai la vigueur et l’adresse avec lesquelles Cayetano, sans plier sous un fardeau énorme, exécuta ce long et dangereux trajet. L’Anglais et moi, nous nous installâmes commodément sur la crête de la falaise, les jambes pendantes et la figure tournée vers l’Océan, prêts à ne perdre aucun détail de la scène dont nous allions être les spectateurs. Notre poste d’observation s’avançait à pic et comme une jetée à environ cinquante pieds dans la mer. L’île du Tiburon s’étendait devant nous, entourée de sa triple ceinture de rochers noirs, aigus et luisans comme les dents du requin dont elle a pris le nom, les uns serrés comme des tuyaux d’orgue, les autres isolés comme des phares, et tous reparaissant et disparaissant tour à tour sous des flots d’écume. La mer, resserrée entre la côte et ces rochers, soulevait de longues boules qui se gonflaient lentement, et, se creusant tout à coup, couvrant la grève d’une frange de neige, submergeaient les récifs dans leurs tourbillons en lançant au-dessus de leurs cimes des gerbes étincelantes. Les phoques montraient de temps à autre leurs mufles humides, et mugissaient de joie au milieu de ce tumulte éternel qui contrastait avec la sérénité majestueuse de la pleine mer et la limpidité du ciel. Des pailles-en-queues en traversaient l’azur comme de blanches fusées, des frégates planaient à perte de vue, et de grands pélicans pêcheurs, de la couleur des rochers, se laissaient tomber, d’une prodigieuse hauteur, avec la rapidité d’aérolithes, sur une proie invisible.
Cependant Cayetano et pépé continuaient leur périlleuse descente vers la mer. — Ne craignez-vous pas, dis-je à l’Anglais, que ces gens ne soient tentés de s’approprier ce que vous leur confiez avec tant d’abandon ?
— Non, me dit-il ; le cœur humain est ainsi fait, que tel individu qui dévaliserait son père, et sa mère n’oserait verser une goutte de sang, et que tel autre pour qui la vie d’un homme n’est rien se ferait scrupule de s’approprier le bien d’autrui. Ne confie-t-on pas tous les jours des sommes dix fois plus fortes, et sur un simple connaissement, à des muletiers inconnus ? Et puis, ajouta mon compagnon en désignant Cayetano du doigt, je connais l’histoire de cet homme, je sais avec quel fanatisme ce malheureux défend ce qu’il appelle l’honneur de son nom.
— Quoi ! vous connaissez son histoire, et vous oseriez me la raconter ? lui dis-je en lui faisant part des réticences du Chinois et du sénateur.
— Et pourquoi non ? ce n’est pas lui qui me l’a confiée, et je ne suis pas seul à la savoir, quoiqu’il ne s’en doute pas. Cette histoire est aussi sanglante qu’elle est brève.
— Je vous écoute, lui dis-je.