fait mettre aux arrêts dans son appartement pour l’empêcher de donner suite au projet qu’il avait conçu d’aller se mettre à la tête des mécontens des Pays-Bas. C’est sur cette donnée qu’est fondé le drame d’Enciso, dont tous les incidens et presque tous les caractères reproduisent des souvenirs vraiment historiques. Il serait curieux de comparer cette œuvre tout espagnole, tout imprégnée de l’esprit du despotisme et de l’inquisition, à la tragédie romanesque et philosophique de Schiller. La sombre et odieuse figure du tyran, dessinée par le poète allemand, fait un contraste étrange avec le type de perfection monarchique que le poète espagnol nous donne comme le portrait de Philippe II, avec ce roi sage, prudent, mesuré, toujours maître de lui, aimant tendrement son fils, n’épargnant ni les conseils, ni les remontrances, ni les affectueuses supplications, ni même les témoignages de condescendance, pour le ramener à la raison, mais préoccupé avant tout de ce qu’il regarde comme des devoirs impérieux envers la religion, envers l’état, envers sa propre dignité, et bien décidé à faire passer l’accomplissement de ces devoirs avant toute autre considération.
L’horrible aventure de Montigny occupe une très large place dans cette espèce d’apothéose de Philippe II. A la vérité, les circonstances en sont représentées d’une manière fort inexacte : Enciso ne connaissait probablement pas toute la vérité, mais les fictions qu’il y substitua ne sont certes pas moins odieuses, et celui qui les a inventées pour en faire honneur à son héros n’eût certainement pas reculé devant l’apologie des faits que nous avons racontés. Le poète suppose que Montigny, envoyé à Madrid sous le prétexte de porter au roi les représentations de la duchesse de Parme, y est venu en effet pour inviter secrètement don Carlos à se rendre dans les Pays-Bas. Philippe II, qui soupçonne le but de sa mission, lui a fait attendre long-temps une audience ; il se décide enfin à la lui accorder. Montigny, blessé de ces retards affectés, arrive au palais avec la résolution de ne pas cacher son mécontentement ; il l’exprime même en termes assez vifs à un gentilhomme de la chambre, don Diégo de Cordova, qui l’introduit dans le cabinet royal ; mais toute sa fermeté tombe bientôt devant la sévère physionomie du roi.
MONTIGNY, troublé. — Que votre majesté daigne me permettre de lui baiser la main, puisque je suis assez heureux…
DON DIÉGO DE CORDOVA. — Il a perdu la respiration.
LE ROI. — N’êtes-vous pas Montigny ?
MONTIGNY.- Il y a un mois que j’attends avec bonheur le jour fortuné…
LE ROI. — Calmez-vous.
MONTIGNY. — J’ai apporté de Flandre une lettre de son altesse la gouvernante qui annonce des circonstances bien malheureuses.
LE ROI. — Je vous écoute.
MONTIGNY. — Votre majesté semble pressée, et je crains…