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20 REVUE DES DEUX MONDES.

« Dans l’épuisement des tristes nuits, — l’absence fait mourir l’espoir ; — mes larmes roulent comme des perles, — et mon cœur est embrasé !

« Ô colombe, dis-moi — pourquoi tu te lamentes ainsi ; — l’absence te fait-elle aussi gémir — ou tes ailes manquent-elles d’espace ?

« Elle répond : Nos chagrins sont pareils ; — je suis consumée par l’amour ; — hélas ! c’est ce mal aussi, — l’absence de mon Bien-aimé, qui me fait gémir. »

Et le refrain dont les trente derviches accompagnent ces couplets est toujours le même : « Il n’y a de Dieu que Dieu ! » — Il me semble, dis-je, que cette chanson peut bien s’adresser en effet à la Divinité, c’est de l’amour divin qu’il est question sans doute.

— Nullement ; on les entend, dans d’autres couplets, comparer leur bien-aimée à la gazelle de l’Yémen, lui dire qu’elle a la peau fraîche et qu’elle a passé à peine le temps de boire le lait… C’est, ajouta-t-il, ce que nous appellerions des chansons grivoises.

Je n’étais pas convaincu ; je trouvais bien plutôt aux vers qu’il me cita encore une certaine ressemblance avec le Cantique des cantiques. — Du reste, me dit encore M. Jean, vous les verrez encore faire bien d’autres folies après-demain, pendant la fête de Mahomet ; seulement je vous conseille de prendre alors un costume arabe, car la fête coïncide cette année avec le retour des pèlerins de la Mecque, et parmi ces derniers il y a beaucoup de Mohgrebins (musulmans de l’ouest) qui n’aiment pas les habits francs, — surtout depuis la conquête d’Alger.

Je me promis de suivre ce conseil, et je repris en compagnie du barbarin le chemm de mon domicile. — La fête devait encore se continuer toute la nuit.

VII. — CONTRARIÉTÉS DOMESTIQUES.

Le lendemain au matin, j’appellai Abdallah pour commander mon déjeuner au cuisinier Mustafa. Ce dernier répondit qu’il fallait d’abord acquérir les ustensiles nécessaires. Rien n’était plus juste, et je dois dire encore que l’assortiment n’en fut pas compliqué. Quant aux provisions, les femmes fellahs stationnent partout dans les rues avec des cages pleines de poules, de pigeons et de canards ; on vend même au boisseau les poulets éclos dans les fours à œufs si célèbres du pays ; des Bédouins apportent le matin des coqs de bruyère et des guirlandes de cailles dont ils tiennent les pattes serrées entre leurs doigts. Tout cela, sans compter les poissons du Nil, les légumes et les fruits énormes de cette vieille terre d’Égypte, se vend à des prix fabuleusement modérés.

En comptant, par exemple, les poules à vingt centimes et les pigeons à moitié moins, je pouvais me flatter d’échapper long-temps au régime des hôtels ; malheureusement il était impossible d’avoir des volailles grasses ; c’étaient de petits squelettes emplumés. Les fellahs trouvent