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et l’idée de nationalité ne fort qu’un, l’esprit le plus allemand que l’Allemagne musicale ait eu, le plus critique surtout.

Je l’ai déjà écrit ailleurs, le romantisme naquit en Allemagne du sentiment national, surexcité contre la France pendant les guerres de l’empire. Achim d’Arnim, Frédéric de Hardenberg, Carl Immermann, étaient avant tout de jeunes cœurs enflammés de patriotisme. Goethe, qui professait la doctrine de l’indifférence en pareille matière, n’appartint jamais à leur mouvement. La muse romantique prit donc les couleurs de la Prusse, de même que plus tard elle arbora chez nous la cocarde de la restauration. Là-bas elle fonda la guerre, ici la paix. Muse du passé, sainte muse des temps chevaleresques, l’Allemagne lui dut l’héroïque fleur de sa jeunesse, et ce fut elle qui, au lendemain de la révolution et de l’empire, après tant d’échafauds et de mauvaise prose, après tant de gloire et de mauvais vers, elle qui valut à la France Châteaubriand et Lamartine ! — Je reviens à Weber : son patriotisme mystique le poussa du côté des romantiques, et sa voix préluda par des cris de guerre. On connaît ses sombres.hurrahs empruntés à Théodore Koerner ; on connaît cette Chasse de Lützow, âpre et sauvage mélodie qui semble imprégnée à la fois d’une odeur de poudre et de bruyère. La chasse ! où ne l’a-t-il pas mise ? où n’a-t-il pas mis le fantastique ? Ses dragons et ses hussards à lui, ce sont des Jäger battant la montagne et le bois, leur mousquet sur l’épaule, la trompe en sautoir. Hurrah ! voici la chasse de Lützow, et la solitude retentit d’incantations étranges, et le gibier effaré cherche son gîte. Il n’y a qu’un Allemand pour associer ainsi la nature à ses colères politiques.

Ce caractère de mysticisme, qu’affecte chez Weber le sentiment national, lui vient, à n’en pas douter, d’un fonds de philosophie naturelle acquis dans le commerce de Goethe et de Jacob Boehm. Imagination fiévreuse, préoccupée, selon le goût du temps, d’études rétrospectives, le passé de l’Allemagne l’attire, le fascine, et l’élément national, populaire, où sa rêverie aime à s’absorber, va donner à son inspiration cette mâle saveur, ce je ne sais quoi de naïf et de fort, de sympathique et de vivace, qui constitue sa suprême originalité. On comprend comment nous avons pu parler du génie critique d’un pareil maître. Jamais musicien ne posséda le sens populaire à un plus haut degré ; jamais on ne s’appropria d’une façon plus souveraine l’esprit de tradition, l’esprit national. À ce compte, le Freyschütz me semble une des œuvres les mieux faites pour défier le temps. Même en dehors des conditions d’art qui le recommandent à l’admiration de l’avenir, le Freyschütz devrait vivre comme une expression sublime, incomparable, de la nationalité poétique allemande.

Dit romantisme populaire qui lui inspira le Freyschütz, Weber passe dans Euryanthe au romantisme chevaleresque, et ce vif amour de l’élément