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d’où la vie universelle déborde ; voici que, pour la première fois, l’élément pittoresque se combine en musique avec l’élément religieux. Vainement chez Haendel ou chez Bach vous chercheriez un pareil assemblage. Il est vrai qu’ici le sentiment religieux risque bien de tourner au panthéisme : une adoration calme et sereine de Dieu dans la nature, telle est, si je ne me trompe, la religion de l’auteur des Saisons, religion dont le sentiment ne saurait avoir rien de positif. On a comparé Haydn à Goethe ; sous plus d’un rapport, la comparaison se justifie, avec cette différence pourtant que cet esprit de calme et d’impassible objectivité que l’un tenait de sa nature un peu bourgeoise, l’autre l’avait conquis par un effort prométhéen. « Personne, disait Mozart, n’a plus de graces dans le badinage et plus de larmes dans l’émotion que Joseph Haydn, lui seul a le secret de me faire sourire et de m’impressionner au fond de l’ame. » Ne plaisantons pas trop du bonhomme, et tâchons de ne pas immoler ainsi sur l’autel de la passion ce divin sentiment de l’harmonie qui trouverait moyen de porter l’ordre et la méthode jusqu’au sein du chaos.

Tandis que Joseph Haydn introduit dans la musique la poésie descriptive, l’épopée, son immortel contemporain, Mozart, ame ardente et passionnée, alliant au sérieux du Nord les graces enjouées du Sud, génie immense nourri de Bach et de Haendel, et par-dessus tout mélodieux, Mozart crée le drame lyrique, et, sous ce rapport, la musique chez lui s’individualise mieux que chez l’auteur de la Création. Haydn n’en voulait qu’aux phénomènes sensibles de la nature, c’est à la conscience humaine que s’adresse Mozart, et sa mélodie aura pour thème les passions et leurs vicissitudes. Quand je dis sa mélodie, je dis en même temps son orchestre, car désormais chant et orchestre ne font plus qu’un, et le grand drame de la vie a trouvé enfin son expression musicale. Je n’ai point à parler ici des sonates et des quatuors de Mozart, exquis chefs-d’œuvre où le maître, sans cesser de se montrer l’élève d’Haydn, secoue à pleines mains d’étincelans trésors d’idées nouvelles ; je passerai aussi sous silence ses symphonies où plus d’importance est donnée aux instrumens à vent, où le contraste des parties, concourant chacune selon ses attributs individuels à l’harmonie de l’ensemble, laisse de loin entrevoir Beethoven. Cependant un point sur lequel je veux insister parce qu’il se rattache à mon sujet, c’est le sens dramatique, cette faculté de créer, de faire vivre un personnage, que Mozart possède à l’égal de Shakespeare et de Molière. Gluck lui-même, le judicieux chevalier de Gluck, eût-il disposé de toutes les ressources de l’orchestre de Mozart, ne se serait jamais élevé à cette sublime entente du caractère humain. Mozart ne s’en tient point à rendre des sentimens généraux, des passions de tous les temps et de tous les pays, comme sont d’ordinaire les sentimens et les passions que met en jeu la tragédie classique, et dont le