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conditions héréditaires, de cette loi de filiation, il ne saurait y avoir de salut pour la critique.

Ceci posé, il nous sera permis de remonter aux premières années du XVIIIe siècle, au moment où, de l’autre côté du Rhin, commence, à proprement parler, l’ère musicale moderne. Jusque-là on n’avait jamais eu que de la scolastique. Dans la musique comme dans la philosophie, la période d’argumentation précéda le règne de la pensée libre, Abeilard vint avant Descartes ; le Descartes de la musique, ce fut Haydn. La poésie et la musique allemandes sont filles toutes deux du XVIIIe siècle. L’épanouissement éclata simultané, on eût dit qu’elles s’entendaient l’une l’autre. Durant la période qui précéda l’émancipation du XVIIIe siècle, et qu’on pourrait appeler l’ère du rationalisme, la poésie, purement métrique, n’offrait aucun sujet d’inspiration à la musique vocale, obligée par là de recourir sans cesse aux textes sacrés. Quant à la musique instrumentale, indépendante, à la symphonie telle que nous l’entendons, elle n’existait point.

J’ai parlé d’émancipation. En effet, dès 1730, l’esprit d’indépendance se déclare, le rhythme et la mélodie sont révélés, un souffle de vie et de liberté féconde la science des combinaisons techniques. A vrai dire, cette révolution ne pouvait s’accomplir que par la découverte d’un instrument complexe, synthétique, d’un centre d’harmonie, qui fût dans le monde des sentimens profanes ce qu’était l’orgue au sanctuaire : j’ai nommé le clavier. Ici apparaît l’action immense et génératrice de Sébastien Bach[1] ; non content d’avoir étendu à l’infini le domaine de l’orgue, son orchestre à lui, il appliqua sur le perfectionnement du clavier l’effort de son génie harmonique, l’un des plus prodigieux qui furent jamais, et le clavier commença à devenir entre ses mains ce précieux résumé des forces instrumentales pour lequel, sous le titre de concertos, Beethoven devait un jour écrire de véritables symphonies. Tandis que, par l’intronisation du clavier, Bach sécularisait en quelque sorte l’harmonie, Haendel, de son côté, en créant l’oratorio, préparait l’opéra, c’est-à-dire la complète et définitive émancipation de l’art tâche immense pour laquelle naquit Gluck, à vrai dire, le premier compositeur dramatique dans toute l’acception donnée aujourd’hui à ce mot, le premier musicien qui se soit préoccupé de l’étude des caractères, car jusqu’à lui on s’en était tenu à rendre la situation ; le premier enfin qui ait nettement tracé la ligne de démarcation entre le style profane et le style sacré. Ainsi préparée, la période d’émancipation, l’ère du style libre n’avait plus qu’à s’ouvrir. Haydn et Mozart parurent, et de cette filiation tout ce que le génie musical contemporain a créé de généreux, de vivace, procéda. Il va sans dire que je n’entends point parler

  1. Né en 1685, mort en 1770.