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LES FEMMES DU CAIRE. 19

voulais y être conduit. Nous trouvâmes l’ancien mamelouk fort éveillé et dans le plein exercice de son commerce de liquides. Une tonnelle, au fond de l’arrière-cour, réunissait des Cophtes et des Grecs, qui venaient se rafraîchir et se reposer de temps en temps des émotions de la fête.

M. Jean m’apprit que je venais d’assister à une cérémonie de chant, ou zikr, en l’honneur d’un saint derviche enterré dans la mosquée voisine. Cette mosquée étant située dans le quartier cophte, c’étaient des personnes riches de cette religion qui faisaient chaque année les frais de la solennité ; ainsi s’expliquait le mélange des turbans noirs avec ceux des autres couleurs. D’ailleurs, le bas peuple chrétien fête volontiers certains derviches ou santons, sorte de religieux dont les pratiques bizarres n’appartiennent souvent à aucun culte déterminé, et remontent peut-être aux superstitions de l’antiquité.

En effet, lorsque je revins au lieu de la cérémonie, où M. Jean voulut bien m’accompagner, je trouvai que la scène avait pris un caractère plus extraordinaire encore. Les trente derviches se tenaient par la main avec une sorte de mouvement de tangage, tandis que les quatre coryphées ou zikkers entraient peu à peu dans une frénésie poétique moitié tendre, moitié sauvage ; leur chevelure aux longues boucles, conservée contre l’usage arabe, flottait au balancement de leurs têtes, coiffées non du tarbouch, mais d’un bonnet de forme antique, pareil au pétase romain ; leur psalmodie bourdonnante prenait par instans un accent dramatique ; les vers se répondaient évidemment, et la pantomime s’adressait avec tendresse et plainte à je ne sais quel objet d’amour inconnu. Peut-être était-ce ainsi que les anciens prêtres de l’Égypte célébraient les mystères d’Osiris retrouvé ou perdu ; telles sans doute étaient les plaintes des corybantes ou des cabires, et ce chœur étrange de derviches hurlant et frappant la terre en cadence obéissait peut-être encore à cette vieille tradition de ravissemens et d’extases qui jadis résonnait sur tout ce rivage oriental, depuis les oasis d’Ammon jusqu’à la froide Samothrace. A les entendre seulement, je sentais mes yeux pleins de larmes, et l’enthousiasme gagnait peu à peu tous les assistans.

M. Jean, vieux sceptique de l’armée républicaine, ne partageait pas cette émotion ; il trouvait cela fort ridicule et m’assura que les musulmans eux-mêmes prenaient ces derviches en pitié. C’est le bas peuple qui les encourage, me disait-il ; autrement rien n’est moins conforme au mahométisme véritable, et même, dans toute supposition, ce qu’ils chantent n’a pas de sens. Je le priai de m’en donner néanmoins l’explication. — Ce n’est rien, me dit-il, ce sont des chansons amoureuses qu’ils débitent on ne sait à quel propos ; j’en connais plusieurs, en voici une qu’ils ont chantée :

« Mon cœur est troublé par l’amour ; — ma paupière ne se ferme plus ! — Mes yeux reverront-ils jamais le Bien-aimé ?