cependant, s’adressant à Weber auquel il tendit la main par-dessus la table : — Ô mon maître ! poursuivit-il, oui, j’ai donné ce soir pour entendre votre immortel chef-d’œuvre tout ce qui me restait encore d’un sens qui, après avoir été jadis chez moi d’une susceptibilité merveilleuse, depuis tantôt huit ans décline et s’en va, d’un sens dont la perte prévue, inévitable, a changé désormais ma vie en un enfer et me rend le plus malheureux des hommes.
À ces paroles, prononcées dans l’effusion d’un désespoir sans bornes, un long silence succéda. Hoffmann et Devrient restaient sous le coup de leur stupeur, Weber pleurait. Enfin, voyant que nul n’osait entreprendre de l’interroger :
— Oh ! mon Dieu, mon histoire est bien simple, reprit le jeune homme ; il n’y a ici ni drame ni roman. — Puis, vidant son verre d’un trait, il continua presque sans s’interrompre : — Vous dire qu’à la musique se rapportent mes premières sensations, mes premiers goûts, mes premiers besoins d’étudier, est-ce vous apprendre une chose que vous n’ayez déjà devinée ? Né dans le sud de l’Allemagne, à Bonn, où j’habitais avec ma famille, je connus Beethoven dès l’enfance, et ce divin maître, lors de sa dernière et si courte visite à sa ville natale, daigna plus d’une fois me donner de bien précieuses marques de son intérêt. Nous demeurions dans la même maison, de sorte qu’à certaines heures il me faisait monter pour juger de mes progrès sur le piano ou causer familièrement avec moi de mille détails concernant l’étude de la science à laquelle je m’appliquais. Il faut vous l’avouer, l’idée d’être ainsi distingué par un pareil génie remplissait d’orgueil mon cœur d’enfant. Il me semblait recevoir de ses mains augustes je ne sais quelle consécration nouvelle. Évidemment il était dans ma destinée de produire un jour ou l’autre quelque chef-d’œuvre extraordinaire. À cette époque, je n’avais pas d’autre conviction. Mes maîtres, ravis de mes succès, m’encourageaient et fondaient sur mon avenir les plus belles espérances. Quant à moi, mon Dieu, que n’espérais-je pas ! Je venais d’avoir seize ans lorsque mon père mourut ; peu après ma mère le suivit ; resté orphelin, je quittai Bonn et résolus de voyager pour me faire entendre. Mon début à Berlin dépassa tout ce que j’avais rêvé de plus glorieux, du premier coup je fus proclamé maître ; applaudissemens, fortune, renommée, à l’instant tout m’arriva ; ô triomphe, moi la veille encore ignoré, j’eus des ennemis ! Ainsi commençaient à se réaliser mes songes dorés d’autrefois. L’art divin auquel j’avais voué ma vie souriait à mes sacrifices : je touchais à l’accomplissement de mes plus doux vœux, à cette heure de la vie où le succès donne à l’artiste le droit de se produire dans toute l’originalité de sa propre nature ; mais, hélas ! cette heure fortunée, qui m’eût dit que l’enfer me l’enviait, et qu’entre mes lèvres avides et cette coupe fatale dont tu t’es enivré ce soir, ô Weber,