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prodigue. Je veux bien admettre que le génie sème les pierreries, mais on me permettra de croire qu’il les compte ; on sait toujours plus ou moins ce qu’on dépense, et, quand tel diamant égaré vaut la peine qu’on le ramasse, on se baisse très prudemment plutôt que de souffrir qu’il se perde ainsi sans profit pour personne. Les Italiens eux-mêmes, en dépit de leur libéralité proverbiale, font comme les autres : je ne parle ici que des maîtres, et n’ai point à m’occuper des gens à la suite, lesquels, trafiquant de fausse monnaie, ne risquent guère à se montrer prodigues ; mais demandez à Rossini, si, lorsqu’il travaillait à son Guillaume Tell, il ne lui est pas arrivé plus d’une fois de couronner des plus beaux épis de ses moissons nouvelles telle idée de jeunesse qui lui revenait le sourire sur les lèvres, et parée de sa seule fraîcheur, de ses seules graces adolescentes.

De Breslau, Weber passa auprès du duc Eugène de Wurtemberg, qui le garda à son service dans sa jolie résidence de Carlsruhe en Silésie, jusqu’au jour où les événemens politiques forcèrent l’auguste dilettante de congédier sa chapelle et son théâtre. Ainsi rendu à lui-même, Weber parcourut l’Allemagne, et termina bientôt sa tournée musicale en rejoignant le prince, qui, cette fois, le reçut dans son palais de Stuttgart. Ce fut en ces circonstances que Weber écrivit son opéra de Sylvana, lequel était tout simplement une seconde édition revue et augmentée de la Fille des Bois, dont on avait remanié le poème. Quand nous disions tout à l’heure que rien ne se perdait en ce bienheureux monde de l’imagination ! Ajoutons en passant que l’idée première n’était pas au bout de ses transformations. La Fille des Bois, après être devenue Sylvana, devait finir, grace à une troisième métamorphose, par s’appeler Preciosa. Si le bouddhisme n’existait pas, les musiciens l’eussent inventé. Il est vrai qu’en ses migrations successives, l’ame musicale va s’épurant toujours, et que, pour ne point avoir en somme abdiqué complètement son identité, elle ne s’en est pas moins transfigurée. En même temps que Sylvana parurent sa cantate intitulée le Premier Son (der erste Ton) et diverses compositions symphoniques ou concertantes.

Cependant la renommée de Weber commençait à se faire. De jour en jour, sa musique gagnait en faveur dans l’opinion, ses opéras se jouaient partout ; le monde allait à ses concerts, car on n’ignore pas que chez lui l’exécutant marchait de pair avec le maestro, et que, s’il était déjà le compositeur de piano le plus original, il était aussi le plus inspiré, le plus puissant des virtuoses. En 1810 il voyagea ; à Berlin, à Munich, à Darmstadt, les meilleurs succès marquèrent son passage. À Vienne, il retrouva le bon abbé Vogler, sous lequel il avait, sept ou huit ans auparavant, étudié la haute composition. Weber était un esprit trop sérieux, trop passionnément curieux de science et d’initiation en