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Or, quand on en est là, il faut de deux choses l’une : ou succomber, ou faire un pas de plus. Et faire ce pas comme le fit Pascal, n’est-ce pas succomber encore ?

Certes, ce triste résultat est diamétralement contraire aux intentions des partisans de la philosophie positive. La liberté de la pensée n’a pas de plus fervens défenseurs. Eh bien ! il faut leur déclarer hautement que le plus éminent service qu’on puisse rendre aux ennemis de cette raison tant dénoncée, dont les droits sacrés sont aujourd’hui en péril, c’est de persuader aux hommes que les hauts problèmes dont la solution progressive fait l’honneur de la raison et la dignité de la philosophie sont pour notre intelligence des énigmes à jamais impénétrables.

Je crois donc avoir le droit de dire aux amis de la philosophie positive : Il y a une contradiction radicale au fond de toutes vos idées et de tous vos desseins. Vous voulez affranchir l’esprit humain, et vous lui préparez des chaînes ; vous voulez diviser son travail, et vous en brisez l’harmonie ; vous voulez organiser les sciences, et vous en rompez l’unité. Après avoir proclamé pour les faits un respect inviolable et presque superstitieux, vous commencez par nier tous ceux qui vous gênent, c’est-à-dire par couper en deux le domaine de la pensée, et par en supprimer la meilleure moitié. Réduits aux sciences de la nature, vous prétendez en faire la philosophie, et pour cela vous niez toutes ces idées absolues qui seules peuvent leur fournir une base solide et de fécondes directions. Enfin vous couronnez toutes ces négations par une négation suprême qui laisse la nature entière sans cause et sans loi, l’esprit humain sans principe, la vie sans but, l’humanité sans frein, sans idéal et sans espérance. Et vous décorez cela du beau nom de philosophie positive, et vous croyez ouvrir à la pensée humaine une ère nouvelle d’affranchissement et de progrès ! Non, votre philosophie n’est point nouvelle. Nous la connaissons depuis deux mille ans ; elle s’appelait l’épicuréisme, et marquait en Grèce la décadence des idées. À une époque plus récente et plus glorieuse, elle a pu être un utile moyen d’attaque, une machine de guerre puissante contre des institutions condamnées à périr ; mais le XIXe siècle a quelque chose de mieux à faire que de souffler sur les cendres éteintes du passé. Il doit faire voir au monde que la métaphysique n’est pas seulement une puissance redoutable, habile à entasser des négations et des ruines, mais aussi une puissance bienfaisante et régulière, capable de remplacer tout ce qu’elle détruit, et qui, après avoir abattu les parties caduques de l’antique édifice, saura construire un édifice plus solide et plus vaste pour les générations de l’avenir.


ÉMILE SAISSET.