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en est ainsi, l’objet de la science, ce n’est point l’être en soi, c’est le phénomène. Où ce principe conduisit-il Héraclite ? A ne voir dans l’univers qu’une sorte de phénomène universel produit par un agent unique et régi par une seule loi. Que disent MM. Comte et Littré de cette conséquence ? Nous verrons peut-être tout à l’heure qu’Héraclite a livré leur secret ; mais, quoi qu’il en soit, pense-t-on que le développement de l’héraclitéisme se soit arrêté là ? Non. La logique souveraine de l’histoire, qui impose le doute absolu au sensualisme comme sa conséquence inévitable, après Héraclite suscita Protagoras, qui vint dire que s’il n’y a que des phénomènes relatifs et rien de fixe et d’absolu, si la sensation est la mesure de toutes choses, il s’ensuit alors que tout est à la fois vrai et faux, juste et injuste, beau et laid, suivant l’impression de chacun et la diversité des points de vue.

Cette conséquence ne paraît-elle pas rigoureuse à MM. Comte et Littré ? je pourrais les prier de relire le Théétête ; mais j’ai à leur proposer une plus grande autorité que celle de Platon ; c’est encore l’histoire, qui, quatre siècles après Héraclite ramène sur une plus grande échelle la même expérience. Les stoïciens, par une contradiction qu’on ne saurait trop hautement signaler, avaient mêlé à une morale sublime une idéologie sensualiste. Qu’arrive-t-il ? Ils aboutissent d’abord à un matérialisme tout-à-fait analogue à celui d’Héraclite, et bientôt la dialectique d’AEnésidème leur impose le scepticisme absolu. Franchissez dix-huit siècles, d’Athènes et d’Alexandrie transportez-vous dans la patrie de Locke, et vous assisterez au même spectacle. Les noms seuls sont changés. Cette fois, AEnésidème s’appelle Hume. La même idée sert de base à la dialectique des deux pyrrhoniens ; c’est l’idée de force ou cause, fondement de la métaphysique. S’il n’y a rien d’absolu dans l’idée de cause et en général dans les idées, comment atteindre l’absolu dans les choses ? et si tout est relatif, il n’y a que des vraisemblances et des conjectures dans la science de l’univers comme dans celle de l’homme.

Cette triple expérience paraît-elle assez décisive à MM. Comte et Littré ? Espèrent-ils être plus heureux qu’Héraclite et Chrysippe, Locke et Condillac ? Qu’ils veuillent bien alors nous confier le secret qu’ils possèdent pour construire les sciences mathématiques et physiques sans aucune de ces idées qu’ils appellent absolues, comme les idées de cause, d’unité, d’esprit, de temps, d’identité ? Quoi ! ils veulent construire la mécanique rationnelle sans les notions de force et de temps, l’arithmétique et l’algèbre sans l’idée de l’unité, la géométrie sans l’idée de l’espace et sans les axiomes ? Quoi ! il n’y a pas d’idées absolues, et tout en mathématiques est absolu ! Il n’y a que des faits relatifs, et tout en géométrie est nécessaire ! Singulière philosophie qui prétend organiser les sciences positives et méconnaît les plus simples conditions de leur existence ! Singuliers philosophes qui font la guerre aux systèmes et ont