Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/202

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

matérialistes du dernier siècle, et c’est ce qui l’a signalé à la colère et aux sarcasmes de Joseph de Maistre. Les nouveaux matérialistes l’invoquent à leur tour. Eh bien ! je ne demande pas mieux que d’aller souvent avec eux à l’école de ce grand maître. Quand il prélude au Novum Organum par cette magnifique revue des connaissances humaines qui remplit le De Augmentis, le voyez-vous sacrifier la métaphysique à la physique ? le voyez-vous confondre la science de l’homme et celle de la nature ? Non ; il sait résister à l’entraînement de son génie, à l’esprit de sa nation ; il trace d’une main ferme et avec cette vivacité ingénieuse qui caractérise son style les grandes lignes de l’esprit humain : « L’objet de la philosophie est triple : Dieu, la nature et l’homme. Les êtres, en effet, frappent notre intelligence d’un triple rayon. Un rayon direct nous montre la nature ; nous atteignons Dieu à travers l’inégal milieu des créatures par des rayons réfractés ; c’est par un rayon réfléchi que l’homme s’appara et se dévoile à lui-même. »

M. Comte nous apporte aujourd’hui, après Aristote et Bacon, une classification nouvelle. Certes, une telle entreprise a de la grandeur et ne manque pas d’opportunité. Tous les esprits qui aiment l’ordre dans les sciences et qui sentent la nécessité de les unir à la philosophie pour arrêter le mouvement de dissolution qui les isole et les décompose sont préoccupés de ce problème. Plusieurs ont essayé de le résoudre ; parmi les savans, je citerai l’illustre Ampère ; parmi les philosophes, Jouffroy, qu’une mort à jamais regrettable est venue arracher à ce travail et à tant d’autres espérances.

Si j’avais à comparer le travail de M. Comte à celui d’Ampère, je n’hésiterais pas à dire que le premier me semble de beaucoup préférable. L’œuvre d’Ampère manque essentiellement de simplicité : tout a été sacrifié à la recherche d’une symétrie parfaite, et sous ce rapport la classification de l’illustre physicien est, je l’avoue, un véritable tour de force ; mais cet avantage a été acheté trop cher pour qu’on y soit fort sensible, et l’œuvre entière, pleine d’esprit, manque de grandeur. La classification de M. Comte a d’autres défauts, mais du moins elle repose sur une donnée naturelle et solide ; en général, toutes les fois que M. Comte se renferme dans la sphère des sciences positives, il y excelle. Malheureusement il a une autre ambition ; il aspire hautement à une philosophie. Ce qui fait à ses yeux toute l’importance de son travail, c’est qu’il se rattache à un principe philosophique, et quel est ce principe ? En deux mots, c’est l’homogénéité absolue des sciences, obtenue par l’exclusion de la psychologie et de la métaphysique. Cette double prétention, qui répond à tant de vieux préjugés encore debout, à tant de prétentions vivaces autant que mal fondées, demande à être discutée d’une manière approfondie.