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qui a calculé les courbes régulières des astres et permis aux Halley et aux Clairaut de prédire le retour de certaines comètes avec une précision infaillible ? Ce sont les mathématiques. Pourquoi Galilée et Descartes sont-ils les vrais fondateurs de la physique ? C’est qu’au génie de l’observation ils ont su joindre celui du calcul. Qu’a fait Lavoisier ? On peut le dire d’un seul mot : il a pesé, et la chimie a été créée. Que cherchent aujourd’hui beaucoup d’éminens chimistes ? Le moyen d’introduire les rapports mathématiques dans les proportions si variables des élémens. Pourquoi enfin la physiologie est-elle si peu avancée ? pourquoi son mouvement est-il irrégulier, ses résultats peu précis, ses inductions conjecturales ? C’est que la vie dans son mouvement libre et divers, dans ses brusques variations, se dérobe aux prises du calcul. Mais quoi ! le calcul ne finira-t-il point par dompter la vie, par lui imposer ses lois ? Le calcul a fait des conquêtes non moins extraordinaires : par la théorie des probabilités, il s’est pour ainsi dire asservi le hasard ; par le calcul différentiel, il a atteint l’infini lui-même.

On arriverait ainsi à une homogénéité merveilleuse. Des faits palpables et en quelque sorte mesurables au compas, des lois démontrables par le calcul, tel serait le fonds commun de toutes les sciences. Mais alors est-il possible de repousser une espérance sublime ? Les faits une fois soumis au calcul, n’arriverait-on pas inévitablement à les ramener à une seule loi ? La science, dès ce moment, serait parfaite et épuisée. Quel honneur pour l’homme et quelle source de puissance ! La physique, dès qu’elle a pu employer le calcul, a centuplé les ressources de l’industrie ; elle est devenue la souveraine de la nature. Cette puissance du calcul, transportez-la dans la science de la vie, de la vie organique, de la vie intellectuelle, de la vie sociale, et vous voyez naître une industrie nouvelle non moins féconde que celle qui gouverne le monde physique, la grande et sainte industrie qui s’applique à guérir les maux de l’homme, à assurer et à charmer son existence, à régler ses opérations intellectuelles, ses sentimens, ses mœurs, sa condition civile et politique. Quel avenir de bonheur, de paix et de gloire pour l’humanité !

Nous sommes loin de cet idéal ; qu’il nous suffise de l’avoir entrevu. Pour en préparer la réalisation, il faut faire deux choses : porter les derniers coups au régime religieux et au régime métaphysique, et tourner toute l’énergie intellectuelle qui s’y consume stérilement vers l’organisation des deux sciences qui restent à créer, la science expérimentale de l’homme et celle du genre humain.

Tel est le programme de la philosophie positive. Après l’avoir exposé avec une fidélité qui ne sera pas démentie, c’est un devoir pour nous de rendre hommage au talent, à la science, à la sincérité de ses défenseurs. M. Auguste Comte est assurément un esprit pénétrant et vigoureux. Il est bien rare de réunir des connaissances si étendues dans toutes