Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/19

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

LES FEMMES DU CAIRE. 13

celui d’entre eux qui me parut le plus intelligent. C’était un Arabe à l’œil noir, qui s’appelait Mustafa ; il parut très satisfait d’une piastre et demie par journée que je lui fis promettre. Un des autres s’offrit à l’aider pour une piastre seulement ; je ne jugeai pas à propos d’augmenter à ce point mon train de maison.

Je commençais à causer avec le Juif, qui me développait ses idées sur la culture des mûriers et l’élève des vers à soie, lorsqu’on frappa à la porte. C’était le vieux cheick qui ramenait ses ouvriers. Il me fit dire que je le compromettais dans sa place, que je reconnaissais mal sa complaisance de m’avoir loué la maison. Il ajouta que la khanoun était furieuse surtout de ce que j’avais jeté dans son jardin les claies posées sur ma terrasse, et qu’elle pourrait bien se plaindre au cadi.

J’entrevis une série de désagrémens, et je tâchai de m’ excuser sur mon ignorance des usages, l’assurant que je n’avais rien vu ni pu voir chez cette dame, ayant la vue très basse… — Vous comprenez, me dit-il encore, combien l’on craint ici qu’un œil indiscret ne pénètre dans l’intérieur des jardins et des cours, puisque l’on choisit toujours des vieillards aveugles pour annoncer la prière du haut des minarets. — Je savais cela, lui dis-je. — Il conviendrait, ajouta-t-il, que votre femme fît une visite à la khanoun, et lui portât quelque présent, un mouchoir, une bagatelle. — Mais vous savez, repris-je très embarrassé, que jusqu’ici…

Machallah ! s’écria-t-il en se frappant la tête, je n’y songeais plus ! Ah ! quelle fatalité d’avoir des frenguis dans ce quartier ! Je vous avais donné huit jours pour suivre la loi. Fussiez-vous musulman, un homme qui n’a pas de femme ne peut habiter qu’à l'okel (khan ou caravansérail) ; vous ne pouvez pas rester ici.

Je le calmai de mon mieux ; je lui représentai que j’avais encore deux jours sur ceux qu’il m’avait accordés ; au fond, je voulais gagner du temps et m’assurer s’il n’y avait pas dans tout cela quelque supercherie tendant à obtenir une somme en sus de mon loyer payé d’avance. Aussi pris-je, après le départ du cheick, la résolution d’aller trouver le consul de France.

V. — VISITE AU CONSUL DE FRANCE.

Je me prive, autant que je puis, en voyage de lettres de recommandation. Du jour où l’on est connu dans une ville, il n’est plus possible de rien voir. Nos gens du monde, même en Orient, ne consentiraient pas à se montrer hors de certains endroits reconnus convenables, ni à causer publiquement avec des personnes d’une classe inférieure, ni à se promener en négligé à certaines heures du jour. Je plains beaucoup ces gentlemen toujours coiffés, bridés, gantés, qui n’osent se mêler au peuple