Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/161

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nombreuses et si variées, il s’est imposé volontairement tant de métamorphoses, il s’est présenté au public sous des aspects si divers et si multipliés, que la foule n’a pas eu le temps de s’habituer à sa manière. Avec la moitié du talent et de l’imagination qu’il a dépensés depuis vingt ans, il aurait pu se faire un nom populaire, s’il eût voulu persévérer dans une voie déterminée. Les tentatives nombreuses et souvent inattendues auxquelles il s’est condamné pour réaliser son idéal ont dû plus d’une fois dérouter la foule, et c’est en effet ce qui est arrivé. M. Delacroix semblait se chercher lui-même ; il n’est donc pas étonnant que le public ait plus d’une fois perdu sa trace. La foule n’était ni injuste ni indifférente : elle attendait.

Aujourd’hui M. Delacroix semble préférer d’une façon définitive le style de l’école vénitienne. La coupole du Luxembourg rappelle en maint endroit la manière de Paul Véronèse. Nous conseillons à M. Delacroix de marcher désormais dans cette voie. Entre toutes les écoles qu’il a interrogées jusqu’ici, aucune ne convient à son imagination, à ses facultés, à son talent, comme l’école vénitienne. Qu’il s’en tienne donc aux enseignemens de cette dernière école, et qu’il n’use plus ses faces en de nouvelles tentatives. Il a trouvé sa voie, qu’il chemine d’un pas ferme et ne regarde plus en arrière. Mais, malgré la richesse de notre musée, qu’il ne croie pas connaître à fond l’école vénitienne sans sortir de Paris. Il y a au Louvre des toiles admirables de Titien et de Véronèse, dont l’étude attentive lui a révélé bien des secrets. Toutefois qu’il ne s’abuse pas sur l’étendue et la valeur de son savoir. Tant qu’il n’aura pas étudié l’école vénitienne à Venise, tant qu’il n’aura pas vu les fresques de Titien au couvent de Saint-Antoine de Padoue, qu’il n’espère pas posséder pleinement les ressources du style vénitien. C’est là seulement qu’il apprendra jusqu’où peut aller le prestige de la couleur. Padoue lui dira le dernier mot de Titien. Dans l’église de Saint-Sébastien, à Venise, il découvrira chez Paul Véronèse une grace, une finesse, une pureté, dont les Noces de Cana ne peuvent donner l’idée. En visitant dans la même matinée la galerie de l’Académie et l’école de Saint-Roch, il embrassera dans la pensée le cercle entier parcouru par le talent de Tintoret ; dans la galerie de l’Académie, il le verra vraiment grand, hardi et savant ; à Saint-Roch, il le contemplera dans la stérilité de son abondance. Il mesurera d’un œil effrayé l’abîme qui sépare la fierté de la présomption.

Puisque M. Delacroix est assez heureux pour consacrer son pinceau à des travaux de peinture monumentale, il ne peut se dispenser d’aller à Venise. Rome et Florence lui donneraient de grandes joies, mais ne lui offriraient pas d’enseignemens d’une application immédiate. C’est à Venise qu’il trouvera pleinement réalisés les plus beaux rêves de ses nuits inquiètes. Quand il aura contemplé Titien, Paul Véronèse, Tintoret,