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LES FEMMES DU CAIRE. 9

ractère analogue à celui des Hindous, ce qui peut-être tient aussi à leur nourriture presque exclusivement végétale. Nous autres carnassiers, nous respectons fort le Tartare et le Bédouin, nos pareils, et nous sommes portés à abuser de notre énergie à l’égard des populations moutonnières.

Après avoir quitté M. Jean, je traversais la place de l’Esbekieh, pour me rendre à l’hôtel Domergue. C’est, comme on sait, un vaste champ situé entre l’enceinte de la ville et la première ligne des maisons du quartier cophte et du quartier franc. Il y a là beaucoup de palais et d’hôtels splendides. On distingue surtout la maison où fut assassiné Kléber, et celle où se tenaient les séances de l’institut d’Égypte. Un petit bois de sycomores et de figuiers de Pharaon se rattache au souvenir de Bonaparte, qui les fit planter. A l’époque de l’inondation, toute cette place est couverte d’eau et sillonnée par des canges et des djermes peintes et dorées appartenant aux propriétaires des maisons voisines. Cette transformation annuelle d’une place publique en lac d’agrément n’empêche pas qu’on y trace des jardins et qu’on y creuse des canaux dans les temps ordinaires. Je vis là un grand nombre de fellahs qui travaillaient à une tranchée ; les hommes piochaient la terre, et les femmes en emportaient de lourdes charges dans des couffes de paille de riz. Parmi ces dernières, il y avait plusieurs jeunes filles, les unes en chemises bleues, et celles de moins de huit ans entièrement nues, comme on les voit du reste dans les villages aux bords du Nil. Des inspecteurs armés de bâtons surveillaient le travail, et frappaient de temps en temps les moins actifs. Le tout était sous la direction d’une sorte de militaire coiffé d’un tarbouch rouge, chaussé de bottes fortes à éperons, traînant un sabre de cavalerie, et tenant à la main un fouet en peau d’hippopotame roulée. Cela s’adressait aux nobles épaules des inspecteurs, comme le bâton de ces derniers à l’omoplate des fellahs.

Le surveillant, me voyant arrêté à regarder les pauvres jeunes filles qui pliaient sous les sacs de terre, m’adressa la parole en français. C’était encore un compatriote. Je n’eus pas trop l’idée de m’attendrir sur les coups de bâton distribués aux hommes, assez mollement du reste ; l’Afrique a d’autres idées que nous sur ce point. — Mais pourquoi, dis-je, faire travailler ces femmes et ces enfans ? — Ils ne sont pas forcés à cela, me dit l’inspecteur français, ce sont leurs pères ou leurs maris qui aiment mieux les faire travailler sous leurs yeux que de les laisser dans la ville. On les paie depuis vingt paras jusqu’à une piastre selon leur force. Une piastre (25 centimes) est généralement le prix de la journée d’un homme.

— Mais pourquoi y en a-t-il quelques-uns qui sont enchaînés ? sont-ce des forçats ? — Ce sont des fainéans ; ils aiment mieux passer leur temps à dormir ou à écouter des histoires dans les cafés que de se rendre utiles.