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départ, et mon ame s’en fût allée volontiers avec lui. » - On pourrait à chaque page multiplier les comparaisons de ce genre, et l’avantage resterait partout à la bergère. Sa belle ignorance confondrait toujours la science des lettrés, comme son bras armé de l’étendard pacifique triomphait des soldats vieillis dans les camps.

On sait quelles sont les étapes inévitablement assignées d’avance au poète qui veut parcourir la vie de Jeanne d’Arc ; la route est toute tracée, et M. Soumet devait la suivre. Après le siège d’Orléans, c’est la bataille de Pathay, où le combat classique s’engage avec toutes les fanfares, puis le sacre à Reims. C’était là ordinairement qu’on s’arrêtait ; mais l’auteur, dans l’épopée, arrive jusqu’à la défaite de Compiègne, et, comme Jeanne d’Arc disparaît dans l’histoire, il est obligé, pour allonger la route, de prendre des chemins de traverse. Alors il s’égare dans les épisodes ; il joue, comme les enfans, avec tout ce qu’il rencontre, et, quand l’imagination n’invente pas, la mémoire conseille. Ismène, le magicien de la Jérusalem, devient Trémoald, le sorcier des carrières Montmartre, le confident et l’oracle d’Isabeau ; l’âne brutal de Voltaire se change en Glacidas, capitaine anglais ; Isabeau elle-même est une espèce de contrefaçon d’Armide qui s’éprend d’un bel amour pour l’Arabe Noëmé. Cet Arabe, ce spahi, comme dit le poète, qui occupe une grande place dans le mélodrame épique, est chargé par Isabeau de lui assassiner Jeanne d’Arc ; il tente de l’enlever, mais il est blessé par Dunois, et, au moment même où ce guerrier s’apprête à le tuer, Jeanne intervient et lui sauve la vie. Alors il se fait chrétien et s’attache au service de l’héroïne avec un beau lion qu’il a ramené du désert, et qui joue le même rôle que l’aigle de la belle Lysimante dans le Clovis du père Lemoine. Irrité de cette conversion qui lui ravit l’amour de Noëmé, Isabeau va trouver son sorcier Trémoald, qui lui donne un poignard et lui annonce que Jeanne se rendra dans la forêt de Compiègne, au pied d’une tour habitée par des nécromans, et que là il lui sera facile de frapper son ennemie, devenue sa rivale. Isabeau pénètre dans la forêt. Dès les premiers pas, des images fantastiques se dressent devant elle. On entend des voix mystérieuses comme dans la forêt druidique de Lucain, le Christ lui-même apparaît ; mais Isabeau, comme les dieux de l’enfer païen, ne se laisse pas fléchir : elle marche à travers tous les fantômes, et bientôt elle aperçoit Jeanne et le spahi Noëmé assis avec son lion au pied d’un chêne. Ce tête-à-tête au milieu de la forêt semblerait au premier abord s’écarter des habitudes de l’héroïne ; cependant les choses se passent exactement comme dans les rendez vous les plus vertueux des romans de Mme de Genlis. Chantez-moi, lui dit Jeanne, un air de votre pays. » Noëmé chante les tourmens de l’amour. En ce moment, Isabeau, qui s’est glissée dans les taillis, lève le bras pour frapper ; mais le lion bondit, et, se plaçant devant elle, la tient en arrêt comme un chien tient une perdrix. L’Arabe, pendant ce temps, propose à Jeanne d’Arc de l’amener dans le désert ; elle répond par un refus, le chœur des élus chante un cantique en strophes de huit vers pour la féliciter, et le spahi finit par se convertir.

Cet épisode montre suffisamment, ce nous semble, que ce n’est pas l’invention qui fait le mérite du poème, et, s’il fallait d’autres preuves à l’appui de cette critique, nous citerions la description de la fête dans le charnier des Innocens. L’auteur, en voulant renchérir sur l’histoire, est tombé tout à la fois dans le grotesque et le hideux, et, à force d’exagération, il est parvenu à calomnier