il sacrifie en toutes rencontres la France à son implacable rivale. Ainsi, victime du fanatisme de la barbarie, Jeanne, trois siècles après sa mort, devait être immolée une fois encore à un fanatisme nouveau, celui de la philosophie ; mais c’est là le dernier outrage, et désormais le travail de la poésie sera consacré à la réhabiliter contre Voltaire et contre Shakespeare, qui, dans la tragédie de Henri VI, l’a indignement travestie. Le poète anglais en fait une sorcière qui évoque les démons, comme les sorcières de Macbeth, une fille dénaturée qui rougit de son humble naissance et renie son père ; et, ainsi que le dit M. Guizot, « la ridicule et grossière absurdité du rôle de Jeanne peut nous donner l’idée la plus exacte du sentiment avec lequel les chroniqueurs anglais ont écrit l’histoire de cette fille héroïque. » Cependant, à la fin du XVIIIe siècle, l’opinion, en Angleterre, s’était singulièrement modifiée. En 1795, au moment même où les vieilles haines nationales étaient animées par la guerre, un auteur dramatique fit représenter sur le théâtre de Covent-Garden une pantomime de Jeanne d’Arc, et, pour plaire au public, il faisait paraître à la fin de sa pièce des diables qui emportaient l’héroïne en enfer ; ce dénouement fut accueilli par des huées et des sifflets. À la seconde représentation, les diables furent remplacés par des anges, et l’enfer par le ciel ; l’apothéose était magnifique, et les spectateurs applaudirent avec transport.
La Jeanne d’Arc de Southey offre une preuve plus éclatante encore du revirement qui s’était opéré à l’égard de la Pucelle, et ce n’est pas une des moindres singularités de son histoire que de voir la poésie anglaise trouver avec Southey de nobles accens pour célébrer ses louanges à une époque où la muse française n’avait encore favorisé que le poète qui avait outragé sa mémoire. Le poème de Southey, qui parut en 1818, s’arrête au couronnement de Charles VII ; les neuf premiers chants sont consacrés à la délivrance d’Orléans, le dernier à la description de la bataille de Pathay et à la cérémonie du sacre. L’héroïne seule est en scène dans cette épopée historique ; on n’y trouve pas la victime. Le drame s’arrête au moment même où la pitié va s’éveiller. L’auteur, du reste, s’y montre tout aussi bon Français que Jeanne d’Arc, et, pour peu qu’on se rappelle les déclamations de Shakespeare, ce n’est point sans quelque surprise qu’on lit cette tirade que le poète prête à Jeanne dans l’oraison funèbre des guerriers morts pour la délivrance d’Orléans : « Réservons notre pitié pour ceux qui succombent en combattant sous la bannière de l’oppression ; ils en ont besoin. Puisse le Dieu de paix et d’amour être miséricordieux envers ces hommes sanguinaires qui sont venus désoler la France, et qui voulaient nous forcer à ramper et à être esclaves devant le marchepied d’un tyran ! Qu’il leur accorde sa miséricorde, ainsi qu’à leurs épouses et à leurs malheureux enfans orphelins, qui, privés des soins paternels, jettent en vain des cris en demandant du pain : guerriers infortunés enrôlés par force ou déterminés par le besoin à faire ce trafic de leur sang, plus infortunés encore si c’est leur seule volonté qui les a amenés, car ils paraissent maintenant devant le trône éternel qui les juge comme meurtriers mercenaires ! »
L’Allemagne, qui, dès le XVe siècle, avait payé à Jeanne un large tribut d’admiration, lui réservait de notre temps, par la muse de Schiller, une apothéose nouvelle. Le drame du poète allemand embrasse la vie entière de l’héroïne. Schiller a parfaitement compris et magnifiquement exprimé dans quelques scènes