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de France, comme la chaire de saint Pierre, est disputée par d’implacables rivaux. La corruption est dans l’église, l’anarchie dans la société politique ; le duc de Bourgogne en 1418 admet le bourreau aux conférences de Paris et lui touche la main. Cependant, au milieu de tant de misères et de tant de hontes, toute espérance n’est pas éteinte. « Prends pitié de ce troupeau sans pasteur qui bêle vers toi, ô mon Dieu ! » s’écrie Gerson du fond de sa retraite de Lyon, où, vieux et fatigué des hommes, il consacre ses derniers jours à instruire les petits enfans. La foi, qui naît du malheur, se ranime dans les ames. Dieu, disent les agiographes, envoie Vincent Férier pour réconcilier les familles et les peuples. Il donne à l’apôtre espagnol, comme aux évêques des premiers âges chrétiens, le don des langues, pour appeler le monde à la pénitence. Les prédicateurs dans les chaires commentent l’Apocalypse ; le prophétisme se réveille et produit son dernier miracle, Jeanne, message de Dieu, la fille au grand cœur, qui sauvera le roi malgré lui, lui fera donner dans la basilique de Clovis l’onction vénérée, et fondera par la victoire notre unité nationale.

Les femmes guerrières, on le sait, occupent une grande place dans les traditions des vieux temps. Penthésilée et les Amazones, Clorinde, Bradamante et Marphise, ont reçu de Virgile, du Tasse et de l’Arioste la consécration épique. Après Arthur et Charlemagne, les beaux rôles dans les romans de chevalerie appartiennent aux héroïnes. Velléda et les femmes germaines qui voyaient dans l’avenir renaissent dans Brunehilde, la Valkyrie des Niebelungen. Les chroniques saxonnes nous racontent l’histoire de la pirate Alvida, qui courait les mers sur les vaisseaux légers des Scandinaves ; et si du monde fantastique, rêvé par les conteurs et les poètes, on descend aux réalités de l’histoire, on trouve encore, avant et après Jeanne d’Arc, des noms glorieux dans la famille des femmes guerrières ; c’est une femme, Anne Munier[1], qui sauve les jours du comte de Champagne, Henri-le-Libéral, en combattant trois chevaliers qui s’apprêtaient à poignarder ce comte ; c’est Gaëte, femme de Robert Guiscard, qui combat à côté de son époux à la bataille de Dyrrachium, et rallie ses troupes ébranlées par l’attaque de l’empereur Alexis Comnène. Isabelle, fille de Simon de Montfort, Jeanne Hachette à Beauvais, Jeanne Maillotte à Lille, Marie Fourrée à Péronne, Becquetoille à Saint-Riquier, paient dignement au jour du danger cette dette sacrée du sang qu’on doit à son pays comme on doit l’amour à une mère. Ce sont là, certes, de nobles dévouemens qu’on admire ; mais la destinée de ces femmes intrépides ne sort point de la condition ordinaire. La révélation de leur courage n’est pour ainsi dire qu’un accident héroïque ; la bataille terminée, elles rentrent dans l’ombre et le silence de la vie domestique. La ville qui les a vu naître et combattre fonde en leur honneur une procession commémorative où les femmes ont le pas sur le clergé lui-même ; on leur élève une statue dans un carrefour obscur, on fonde une messe pour le salut de leur ame, l’histoire les nomme en passant, et tout se borne là. Il n’en est pas de même de Jeanne d’Arc ; héroïne, vierge, prophétesse et martyre, elle s’offre à ses contemporains avec tous les caractères d’une mission providentielle. Déjà, dès le XVe siècle, l’église elle-même l’avait vengée des absurdes décisions de la Sorbonne et de l’université,

  1. Bourquelot. Cantique latin du XIIe siècle à la gloire d’Anne Munier, avec commentaire et notes ; Paris, 1844, in-8o.