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qui n’était rien dans le gouvernement, se fut trouvée heureuse d’être quand elle n’avait pas appris qu’elle pouvait élever son ambition plus haut encore. Turgot ne se dissimula pas les difficultés de la tâche, mais ce fut son honneur de les affronter. Nul autre n’était plus capable de mener à bien une telle entreprise. Plein de dévouement au vrai christianisme et à la philosophie, à l’ordre et au progrès, à la monarchie et à la liberté, il tenait au passé par les mœurs, au siècle par ses idées. Si la gloire de sceller l’alliance des temps anciens et des temps nouveaux eût été donnée à un homme, elle eût appartenu à l’esprit modéré et hardi, au ministre prudent et ferme, qui les réconciliait dans ses théories et les associait dans sa personne.

Turgot porta dans la retraite les goûts élevés et purs, l’activité intellectuelle de sa jeunesse ; occupé tout entier de philosophe et d’expériences scientifiques, réduit par la haine des privilégiés à ne servir plus les hommes que par la plume, il soutint une correspondance active sur la politique et l’économie sociale avec les plus grands esprits du temps en Angleterre et en Amérique. C’est un beau moment dans l’histoire de l’esprit humain que celui où s’entretiennent à travers les mers, sur ce qui est utile à tous les hommes, sans acception de classes ni de peuples, Adam Smith, Franklin et Turgot.

Le 20 mars 1781, la mort enleva Turgot âgé de cinquante-quatre ans. Bien que cette fin semble prématurée, nous pensons que Turgot mourut à propos : son rôle était fini. Les hommes qui devaient accomplir l’œuvre de la régénération étaient ses disciples, mais des disciples qui, pour la plupart, dépassaient de bien loin la hardiesse du maître. Il vit approcher l’heure où ses théories allaient obtenir une victoire éclatante, il ne vit pas celle où elles devaient être défigurées et souillées. Il put lire le Compte-rendu de Necker, où l’adversaire de Turgot était contraint d’avouer la nécessité de revenir aux mesures économiques du ministre déchu. Il put mourir dans la foi de son triomphe. S’il ne lui fut pas donné d’entrer dans cette terre promise qu’il avait dès long-temps annoncée, et où il voulait conduire la nation, du moins il eut la joie de l’entrevoir et de la saluer. Peut-être sa mort épargna-t-elle un crime à la France. À quelques années de là, on vit Bailly porter sur l’échafaud sa modération et ses vertus ; on vit Malesherbes, après avoir protégé d’une dernière et inutile défense cette royauté que les deux ministres n’avaient pas séparée de leur amour pour le peuple, aller à la mort dans le même tombereau que d’Eprémesnil, le défenseur du parlement, l’accusateur de Turgot ; on vit Condorcet, son ami, son disciple, écrivant en face de l’échafaud ses Esquisses sur les Progrès de l’esprit humain, mourir, comme Turgot serait mort, avec une confiance sereine dans l’avenir de l’humanité sur la foi de six mille ans d’histoire et de l’éternelle raison.