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finances, des petits marchands qui ne pouvaient souffrir que leurs ouvriers pussent, grace au travail, devenir un jour leurs égaux, contre tous ces corps enfin qui se haïssaient mutuellement, mais haïssaient en commun le réformateur, il eût fallu l’appui constant, énergique de la royauté, et Turgot eut affaire à Louis XVI.

Turgot a écrit quelque part : « Il faut beaucoup de sagacité et même de génie pour savoir toujours connaître son véritable intérêt. » Le génie et la sagacité manquèrent au roi Louis XVI. Sa volonté fut indécise parce que ses idées étaient incertaines. Placé entre un temps qui finissait et une ère nouvelle, il ne fut ni avec le passé ni avec son siècle. Son esprit flotta toujours entre le droit divin et le droit du peuple. L ne sut où était le vrai, où était le bien, et, en se décidant toujours pour le parti où il croyait les voir, l’irrésolution de sa pensée l’entraîna souvent vers leur trompeuse image. Ces ames faibles, il leur faut pour les éclairer, pour les soutenir, comme une conscience extérieure et visible. Turgot, pendant quelque temps, fut la conscience de Louis XVI ; mais, à défaut de principes, des préjugés, des habitudes, vivaient au fond du cœur du jeune roi. Ce fut l’habileté des courtisans de savoir les réveiller. Louis avait dit dans un moment d’effusion : « Il n’y a que Turgot et moi qui aimions le peuple. » On l’amena par scrupule à se défier du ministre réformateur. Son honnêteté, aidée de Turgot, avait jugé que la liberté, l’égalité, ne sont pas des chimères impies, que le devoir du chrétien ne s’opposait pas à ce qu’il leur donnât satisfaction ; son esprit naturellement droit, avait compris que la nécessité politique lui commandait des sacrifices : on lui persuada que céder aux besoins du temps, c’était céder aux philosophes, attenter à la religion, dégrader la couronne et perdre l’état. On le domina par la plus grande crainte qui tourmente les faibles, la crainte de l’inconnu ; on le retint par la plus grande prise que présente leur ame, la force de l’habitude et la crainte de l’inconnu rejetèrent Louis XVI dans le passé.

Assiégé, ébranlé par Maurepas, la reine, le comte d’Artois, les évêques, les parlementaires, Louis XVI avait déjà donné plusieurs marques de mécontentement au ministre philosophe. Déjà Maurepas, par des scènes habilement ménagées, avait su amener Malesherbes à donner sa démission. Turgot ne voulut pas encourir le reproche d’avoir désespéré trop tôt du bon sens des hommes et du succès de la bonne cause. Il ne voulut pas quitter la place qu’on ne l’en eût chassé. Ce jour ne tarda pas à arriver. Turgot venait de lire à Louis un mémoire que le prince avait reçu avec impatience et écouté avec ennui. « Est-ce bientôt fini ? avait dit le roi. – Oui, sire. – Tant mieux, repartit Louis XVI. » Deux heures après, le ministre recevait sa lettre de renvoi.

Turgot reçut la nouvelle de sa chute avec calme, comme il avait appris celle de son élévation ; mais, insensible au coup qui frappait sa personne,