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c’est la nature humaine tout entière qui en subit la loi. Le progrès de l’humanité, c’est l’ame qui s’élève, c’est l’esprit qui s’instruit, c’est la condition matérielle qui s’améliore, c’est la masse des hommes peu à peu admise a la participation des grandes pensées qui éclairent et qui honorent l’homme, des sentimens qui ennoblissent et qui étendent sa nature, des biens nécessaires au développement de la vie morale comme de l’existence physique ; c’est, sous l’empire de la charité religieuse de la justice sociale et d’un intérêt mieux entendu, la concorde succédant à la haine entre les individus, la paix à la guerre entre les nations. Turgot aperçoit et marque le lien jusqu’à lui à peine entrevu de toutes ces choses. Religion, philosophie, morale, industrie, commerce, droit des gens, politique, économie sociale, ces sciences étudiées à part comme étrangères les unes aux autres, comme ne présentant aucun intérêt, si ce n’est immédiat, accidentel et borné, Turgot les embrasse d’une seule vue, signale leurs rapports, montre leur influence sur l’avenir de l’homme, et dévoile leur but commun, le progrès de la société. De ce progrès général, à chaque peuple, à chaque siècle, il appartient de représenter et de développer telle ou telle partie ; mais quand ce siècle s’est évanoui, quand ce peuple a disparu de la scène du monde, l’humanité éternellement jeune, l’humanité qui ne meurt pas, est là qui recueille et qui mêle ensemble toutes ces parties du patrimoine universel, le prêtant, ainsi accru, à un nouveau peuple, à un nouveau siècle, le lui arrachant dès qu’il a cessé, de fructifier entre ses mains, formant de toutes les dépouilles, le trésor commun, élevant avec toutes les ruines l’édifice qui grandit toujours. Ainsi la pensée de Pascal, tombant aux mains d’une époque hardie et d’un génie généralisateur, s’applique à l’homme tout entier, entraîne gouvernemens et nations, institutions et mœurs. Ainsi l’histoire s’élève au rang de science, participe à la durée, à la généralité, à la régularité des lois de la nature humaine, et adopte pour devise cette parole échappée à l’ame d’un poète païen : « Rien d’humain ne m’est étranger. »

C’est du haut de ce principe que Turgot parcourt les destinées historiques de l’humanité, suit tous les pas de la civilisation, juge les faits, les lieux, les temps, les hommes, les religions, rejetant tout ce qui ne fut que passager dans le mal comme dans le bien, s’attachant tout entier aux lois permanentes, aux causes générales et aux influences durables, montrant dans l’histoire un drame saisissant et majestueux, non moins varié pour avoir plus de suite, non moins intéressant pour être plus solennel.

Comme une armée qui ignore ses marches, mais que guide le génie d’un chef, ainsi le genre humain s’avance avec ordre vers des destinées qu’il ne connaît pas. Les champs de l’Asie ne lui peuvent suffire. L’Asie,