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sa hauteur ! » Voici enfin un homme supérieur qu’on peut aimer sans scrupule qu’on peut louer sans réserve. Voici une gloire qui console de l’admiration mêlée d’effroi que nous arrachent des génies orgueilleux et incomplets tout ensemble. Point de balance à établir entre le bien et le mal. Rien à voiler, à atténuer, même à défendre. Pas un principe qui n’ait le genre humain pour objet ; la lumière philosophique avec la charité sociale, les vertus privées avec le dévouement du citoyen. Aussi, à contempler cette figure placée au-dessus de la sphère des passions, et doucement éclairée du jour de la science et de la vertu, je ne sais quelle satisfaction intime et pleine se répand dans l’ame, comme devant une de ces images d’un art accompli où se révèlent toujours plus, à mesure qu’on s’en approche, la pureté du détail et l’harmonie de l’ensemble.

C’est dans un séminaire que se forma cet esprit si original, cette ame si indépendante ; c’est dans ce tranquille séjour, où pénétraient en lui un tendre respect de la religion et le goût viril de la règle, que vint le chercher l’esprit du temps, qui alors soufflait partout. Le jeune théologien lisait assidument les écrits des économistes, les œuvres de Buffon sur l’histoire naturelle et sur la philosophie de l’homme, et les ouvrages les plus répandus de métaphysique. Ainsi, par un privilège heureux qui, pour un esprit moins ferme et moins sûr, eût pu devenir un péril, Turgot reçut à la fois les enseignemens du séminaire, et ceux du XVIIIe siècle. Ainsi s’établirent pour toujours en sa jeune ame, se mêlant en ce qu’elles ont de meilleur, se tempérant au lieu de se combattre, les leçons du christianisme et celles de l’esprit nouveau.

Turgot n’avait pas encore vingt-trois ans, et, déjà formé par d’austères méditations, il était mûr pour la science. Enfant, la bienfaisance et le travail avaient été ses premiers plaisirs ; la recherche universelle du vrai, un amour de l’humanité puisé à la source de l’Évangile et de la philosophie, de la réflexion et du cœur, voilà quelles furent les passions du jeune homme. Le temps ne le changera pas. C’est à peine même si, en lui apportant de nouveaux progrès, il le modifiera. Déjà Turgot a donné des gages qu’il ne doit pas démentir. Un économiste habile, un métaphysicien original, un historien philosophe, est assis sur les bancs de Sorbonne.

Au temps où Condillac faisait accepter son système presque sans discussion, du seul droit d’une intelligence qui ne se laissait pas facilement subjuguer, le jeune philosophe osa n’être pas de l’avis de Condillac. Attaquant les idées de Maupertuis sur le langage, il s’éleva contre cette philosophie qui, réduisant l’ame humaine à une sorte de mécanisme artificiel, prétend créer la pensée par les mots et fait l’homme esclave de ses signes. Il distingua avec une netteté sévère la substance qui demeure des accidens qui changent, et de l’étendue qui n’en est que l’apparence ;