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de Tibérius Gracchus, on entendit sortir de sa bouche ce vers de l’Odyssée : « Périsse ainsi quiconque voudrait l’imiter[1] ! » Quelques années auparavant, le même Scipion, contemplant Carthage en flammes qui tombait sous ses coups, et songeant aux rigueurs du destin qui dans l’avenir pouvaient atteindre Rome, s’était mis à citer ces vers de l’Iliade « Un jour viendra où périra la ville sacrée d’Ilion, et Priam, et le peuple de Priam[2] ! » Avec Virgile, le culte d’Homère devint national pour les Romains, comme il l’était pour la ville de Pisistrate et de Solon. Au lieu d’un grossier traducteur comme Livius Andronicus, voici un homme de génie qui fait passer dans l’idiome amolli et perfectionné du Latium toute la substance de la mythologie et de la poésie grecque. Il est accompagné dans cette voie par Horace, par Ovide, par tous ceux enfin qui ont été l’honneur des lettres latines. Contre l’empire et les divinités du polythéisme grec, il n’y eut à Rome qu’un protestant, ce fut Lucrèce.

Dans la poésie antique, la matière et la forme préexistaient à l’imagination de l’artiste. La matière lui était fournie par des traditions religieuses et historiques qui exerçaient comme une autorité publique, et même pour la forme il devait se soumettre à des conditions impérieuses. Quand l’artiste était doué d’un génie privilégié, quand il s’appelait Sophocle ou Virgile, il animait ses héros et ses vers des sentimens les plus profonds et les plus tendres de l’humanité, il anticipait les pensées de l’avenir avec une mesure, avec une discrétion pleines d’un charme ineffable. Rare et merveilleuse exception : elle met plus encore en saillie le caractère général qui marque les poètes anciens, d’être comme les représentans officiels d’une civilisation qui les domine et les maîtrise.

Cependant une religion nouvelle s’éleva, qui non-seulement, suivant une loi nécessaire, contenait pour l’avenir le germe d’une autre poésie, mais qui apportait au monde, comme justification historique, une littérature dont l’originalité jusqu’alors était restée inconnue. Un peuple placé sur les limites de l’Orient et de l’Occident, enfermé entre la Syrie et l’Égypte, s’était voué avec une rare persévérance au culte de l’unité de Dieu. Il était l’adversaire ardent et opiniâtre du polythéisme. Au grand scandale des autres peuples, le temple de Jérusalem était vide, et dans sa triple enceinte ne contenait le simulacre d’aucune divinité : Vacuam sedem, inania arcana[3]. L’unité de Dieu était pour les Juifs une vérité et un intérêt ; elle était le fondement de leur nationalité. Elle inspirait les plus grandes actions et les pensées les plus belles, l’esprit politique de Moïse, comme le génie poétique de David. Les Hébreux

  1. Odyssée, chant Ier, vers 47.
  2. Iliade, chant VI, vers 448, 449.
  3. Tacite.