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le tort, dit-on, de ne s’être pas retirée aussitôt sa tâche accomplie. Mon Dieu ! après avoir été le bouclier de la société, elle en est devenue la parure. — Soit ; mais elle a implanté dans nos mœurs plusieurs préjugés inextirpables. A Fontenoy, n’a-t-elle pas affiché encore son incorrigible extravagance ? Et même aujourd’hui, au milieu de nos préoccupations si exclusivement industrielles et mercantiles, ne nous assure-t-on pas qu’il se cache encore parmi nous quelques restes dangereux de cette absurdité gothique ? Si le fait est exact, il a de quoi nous surprendre ; mais il ne peut, en vérité, nous causer un bien grand effroi. Franchement, il y a dans la triste décadence des mœurs présentes des symptômes plus alarmans.

Quoi qu’il en soit, la charmante poésie du cycle de la Table-Ronde, les amours et les combats de Lancelot, de Tristan, de Perceforest, ces fictions gracieuses qui forment la mythologie des nations modernes, M. Delécluze (qui, au fond, les aime, les admire et même les loue parfois de très bon, cœur) veut les rendre responsables de tous les désordres moraux, non-seulement de leur temps, mais du nôtre ; en un mot, il accuse la chevalerie, et plus encore la littérature chevaleresque, de nous avoir légué, entre autres maux inconnus de l’antiquité, « le point d’honneur, le duel et la galanterie, ces trois plaies de l’Europe moderne ! »

Il y aurait beaucoup à dire sur des conclusions aussi sévères. Quelques mots seulement. D’abord, quant au duel, la chevalerie ne l’a pas introduit chez les nations modernes ; elle n’a fait tout au plus que l’y maintenir. Sans parler des combats singuliers si fréquens dans Homère, dans la Bible et dans l’ancienne histoire romaine, le duel judiciaire, bien avant que la chevalerie existât, était admis dans les codes barbares, notamment dans la loi Gombette ; et une telle jurisprudence, si monstrueuse qu’elle puisse sembler, était elle-même un progrès sur l’ancienne vendetta germanique, puisqu’elle concentrait entre deux champions une guerre qui aurait pu causer la ruine de deux familles. Mais enfin, si la chevalerie n’a pas créé le préjugé du duel, son esprit, dira-t-on, l’a perpétué et l’entretient encore dans certaines classes de la société. Je ne voudrais pas, pour disculper la chevalerie, faire l’apologie du duel d’une manière absolue, et aujourd’hui moins que jamais. Cependant je remarquerai que les avis (je dis les avis les plus graves) sont fort partagés sur son utilité relative. M. Delécluze objecte que les Romains, si braves sur le champ de bataille, ne pratiquaient pas le duel. Cela est vrai ; mais ils faisaient office de témoins dans le pire des duels, dans les duels de l’amphithéâtre, dans ces combats serviles où se déployait, pour le plaisir des maîtres du monde, un inconcevable point d’honneur. De plus, voyez les nations chez lesquelles le bon sens public n’a pas laissé s’établir l’usage du duel, les états romains, par exemple :