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Je m’arrête, puisque je ne puis tout citer. — C’est là assurément de la plus sévère et de la plus belle poésie. Après avoir lu ces fragmens, ou, mieux encore, l’œuvre complète du vieux romancier, on sera peu tenté, je pense, de répéter le dicton du bel-esprit de la cour de Sceaux, qui refusait aux Français le génie épique. Je ne crois pas non plus qu’on puisse dorénavant souscrire à l’arrêt prononcé par Despréaux :

Villon fut le premier qui, dans ces temps grossiers,
Débrouilla l’art confus de nos vieux romanciers.


Il n’y a rien, certes, de moins confus que les tableaux qu’on vient de lire. Il faut remonter jusqu’à Homère pour trouver des peintures aussi nettes et qui aient dans leurs contours autant de relief et de fermeté. Aussi M. Delécluze a-t-il traduit allègrement et tout d’une haleine la Chanson de Roland, comme il aurait traduit quelques chants de l’Iliade. Il rattacherait avec bonheur, soyez-en sûr, notre trouvère à l’école du grand poète grec, s’il n’était de toute évidence que Turold n’a rien connu de la poésie antique. Nous pouvons l’affirmer d’après son propre témoignage. Il lui est arrivé une fois de parler d’Homère et de Virgile de manière à prouver sa profonde ignorance de leurs ouvrages et de leurs personnes. Tout ce que Turold sait des deux illustres poètes, c’est qu’ils touchent aux âges les plus reculés ; il dit : Vieux comme Homère et Virgile[1], à peu près dans le sens où nous disons l’âge de Mathusalem.

Pour moi, ce qui me frappe surtout dans cette admirable chanson épique, composée à la fin du XIe siècle, en pleine féodalité, c’est d’y trouver le sentiment de l’unité française aussi profondément empreint. Le grand pays, la grande terre, la douce et belle France, reviennent à chaque instant sur les lèvres du poète. Le roi, la royauté, sont invoqués sans cesse comme le symbole visible de l’unité nationale. Et ce n’est pas, qu’on le croie bien, un artifice du trouvère pour simuler et reproduire les sentimens qui dominaient au temps de Charlemagne. On ne connaît point, dans les époques de poésie primitive, ces finesses rétrospectives ni ces recherches de couleur ancienne, ingénieux trompe-l’œil de l’art perfectionné. D’où vient donc que l’amour de la patrie française n’a peut-être jamais trouvé une voix plus énergique qu’en ce temps de morcellement funeste, où la France était partagée en une multitude de royautés locales qui semblaient ne laisser place qu’au plus étroit patriotisme de tourelles et de donjons ? D’où vient que l’insolence et l’insubordination

  1. Strophe 185.