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Cela dit, je vais laisser parler quelques momens le trouvère Turold dans la traduction de M. Delécluze, à laquelle je ne ferai qu’un assez petit nombre de changemens de peu d’importance. J’espère que ces fragmens, quoique étendus, ne paraîtront pas trop longs. On jugera en les lisant de la culture morale où était parvenue une société qui se reflétait dans une semblable poésie, et l’on nous dira si ce sont les disciples énervés de l’école gallo-romaine, les Ausone, les Sidoine Apollinaire, les Fortunat, ces poètes sans verve, parce qu’ils étaient sans cœur et sans conviction, qui eussent trouvé des accens aussi fiers et d’une aussi mâle énergie.


STROPHE 64. — Les montagnes sont hautes, les vallées ténébreuses, les défilés profonds. Le jour où les Français partirent, ce fut une grande douleur. A quinze lieues en avant la rumeur en parvint. Comme ils s’acheminaient vers le grand pays (la France), ils virent en passant la Gascogne, terre de leur seigneur ; il leur souvint de leurs fiefs et de leurs domaines, de leurs fiancées ou de leurs femmes, et il n’y eut aucun d’eux qui ne pleurât. Cependant, plus que tous les autres, Charles, était plein d’angoisses : il a laissé son neveu Roland dans les gorges des Pyrénées ; la pitié l’émeut, et il ne peut s’empêcher de verser des larmes. Aoi[1].


STROPHE 66… Cent mille Français tremblent pour le sort de Roland. Le perfide Ganelon a trahi ; il a reçu les dons du roi païen, or, argent, étoffes et pelisses d’Orient, mules, chevaux, chamelles et lions. Marsile (le roi des Espagnes) fait appel à tous les barons, comtes, vicomtes, ducs, connétables, émirs ; en quatre jours il rassemble quatre cent mille hommes. A Saragosse les tambours battent, l’étendard du prophète flotte au sommet de la tour la plus élevée ; il n’y a païen qui ne le regarde et ne l’adore. Bientôt toute l’armée des infidèles chevauche avec ardeur entre les monts et les vallées de la Cerdagne : ils aperçoivent les gonfalons de ceux de France et l’arrière-garde des douze compagnons ; alors il leur tarde de livrer bataille.


STROPHE 77… Le soleil était beau, le jour brillant ; toutes les armes resplendissaient. Marsile, pour donner plus d’éclat au départ, fait sonner mille clairons. Le bruit en fut si grand, que les Français l’entendirent. Olivier dit « Sire compagnon, nous pourrons bien, je pense, avoir bataille avec les Sarrasins. » Roland répond : « Oh ! que Dieu nous l’octroie ! Nous devons rester fermes ici pour notre roi. On doit, pour son seigneur, souffrir le chaud, le froid et toute espèce de danger, dût-on y perdre son poil et sa peau. Que chacun donc s’apprête à donner de grands coups, pour qu’on ne chante pas une mauvaise chanson sur notre compte. Les païens ont tort ; le bon droit est aux chrétiens. Jamais le mauvais exemple ne viendra de moi. » Aoi.

  1. Quel est le sens de ce mot qui termine un très grand nombre de strophes ? Est-ce un cri de guerre ou une simple exclamation ? Je ne crois pas du moins que ce soit, comme quelques critiques l’ont avancé, un avis donné par le poète au jongleur, ou par le jongleur au ménétrier, de marquer la fin du couplet par une pause, car on trouve plusieurs fois cette interjection placée dans l’intérieur des strophes.