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touchait imprudemment le bras, la main, ou seulement le doigt d’une femme[1] ! L’investiture des armes, qui avait lieu le jour où le jeune Franc prenait place parmi les guerriers de sa tribu, l’usage du duel judiciaire, ordonné déjà dans la loi Gombette, toutes ces circonstances, sans doute, ne constituent pas encore la chevalerie, mais elles en renferment assurément le germe et prouvent que cette espèce de confrérie militaire ne fut pas une simple conséquence du régime féodal. Tout au contraire, la chevalerie fut, ce me semble, un des plus ingénieux moyens empruntés par le clergé aux vieilles mœurs germaniques pour adoucir le régime né de la conquête et rendre plus tolérable l’état d’hostilité permanent auquel cet âge de fer était condamné. La chevalerie fut un expédient à peu près de même nature que la trêve de Dieu et le droit d’asile. Pourquoi, en effet, l’intervention de l’église, pourquoi la veillée des armes, pourquoi les vœux, le jeûne et les prières du postulant, si la chevalerie n’avait été qu’un simple système de cavalerie et un mode plus ou moins perfectionné d’organisation militaire ?

M. Delécluze, sans lui prodiguer les éloges, rend cependant une suffisante justice à la chevalerie des Xe et XIe siècles, surtout à celle dont les admirateurs et les historiens spéciaux de la chevalerie s’occupent ordinairement le moins, je veux parler des templiers, des hospitaliers, des teutoniques. Il aurait dû seulement, pour être tout à fait équitable, ne point passer sous silence les grandes choses accomplies par la chevalerie normande[2]. La conquête de l’Angleterre sur les Anglo-Saxons, celle de la Pouille et de la Sicile enlevées aux Sarrasins par une poignée de héros normands, ne sont-elles pas au nombre des plus éclatans faits d’armes dont l’histoire ancienne et moderne ait conservé le souvenir ? De tels miracles de la force et de la bravoure ont échauffé toutes les imaginations et produit par contre-coup, et sans aucun besoin de transmission étrangère, un enthousiasme surnaturel et une exaltation romanesque et poétique qui ont imprimé à nos mœurs, à nos arts, à notre littérature, une physionomie toute moderne et spéciale, aussi aisée à reconnaître, que difficile à définir, et dont il subsiste encore quelques traces, malgré la reprise, accomplie depuis trois cents ans parmi nous, des idées, des lois, des arts et de la poésie antiques.


III.

La première chevalerie, la chevalerie héroïque des Xe et XIe siècles, a trouvé son expression poétique (simple, grande et forte comme elle)

  1. Voy. Lex Salica emendata, cap. XXII, dans l’édition de la Loi Salique de M. Pardessus.
  2. Une femme, Mme la comtesse Victorine de Chastenay, dont le talent a toute la grace de son sexe et toute la fermeté du nôtre, a écrit sur ce sujet un livre que nous aimons à rappeler, les Chevaliers normands ; Paris, 1816, in-8.