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point d’importance. Cependant je dois faire observer que, s’il suffit de pouvoir signaler dans une époque quelques traces de culture romaine, pour se croire autorisé à placer cette époque en dehors du moyen-âge, la période féodale elle-même pourra, non sans des raisons très plausibles, appeler de l’arrêt qui l’y renferme ; car pendant le cours des Xe, XIe et XIIe siècles il ne serait pas difficile de trouver dans les cloîtres plus d’un précurseur de saint Thomas-d’Aquin, de Roger Bacon, et même de saint Bernard et de saint Anselme. M. Delécluze lui-même n’a-t-il pas cru pouvoir signaler le gouvernement inflexible et la politique altière de Grégoire VII comme un retour à l’antique fermeté romaine et une revendication de la vieille formule imperator et pontifex maximus ? N’a-t-il pas, en raison de ce rapprochement plus ou moins bien fondé, placé Grégoire VII, qui le croirait ? en tête de ceux qui ont pris la plus grande part au travail de la renaissance[1] ? Or, il faut qu’on sache où cela mène. Une fois entré dans cette route, on sera fatalement conduit, non pas seulement à reculer aux XIIe et XIIIe siècles la date de la renaissance, mais à supprimer toute distinction de moyen-âge et de renaissance, faute de pouvoir rencontrer en Europe un laps de temps de quelque étendue où il y ait eu solution totale de continuité et oubli complet des traditions anciennes. La vérité, pourtant, est que, pendant plus de dix siècles, un esprit nouveau, violent, inculte, quoique subtil et délicat à sa manière, l’esprit du Nord enfin, a prévalu sur le génie épuisé d’Athènes et de Rome ; mais, grace à l’église, cette vie puissante et nouvelle n’a jamais entièrement étouffé l’ancienne. M. Delécluze serait resté, je crois, plus dans le sens juste et vrai du passé, s’il avait dit qu’au milieu du conflit du vieux monde romain et du jeune monde barbare, l’église a été l’arche d’alliance qui a réuni les vaincus et les vainqueurs, sauvé les traditions et ouvert ainsi une voie plus large et meilleure au genre humain. En résumé, si l’on tient à conserver les divisions reçues de moyen-âge et de renaissance, je ne crois pas qu’on puisse légitimement faire remonter cette dernière soit au XIIIe, soit au XIVe siècle. La dénomination de renaissance ne s’applique avec une entière justesse qu’à la diffusion des lettres anciennes opérée en Occident par les Grecs fugitifs de Constantinople, à l’aide de la découverte de l’imprimerie. Le XVIe siècle a donné son nom à cette grande œuvre, parce qu’il a eu la gloire de l’achever, en profitant de toutes les tentatives partielles faites jusque-là, non pas pour ressusciter la société ancienne justement détruite, mais pour rendre au génie de l’antiquité sa part de légitime influence sur la législation, les arts et les lettres.

Une chose qui pourra sembler étrange, c’est que par sa manière d’envisager les trois siècles qui forment à ses yeux tout le moyen-âge ;

  1. Grégoire VII, saint François d’Assise, etc., t. I, p. 229.