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de ces deux élémens ? Est-il bon et louable de choisir entre ses aïeux ? Enfin, s’il faut opter, quelle est de nos deux souches originelles la moins épuisée et la plus riche encore de sève et d’avenir ? Difficile problème, souvent agité, et qui ne se résout pas seulement par les lumières de la raison, mais aussi et surtout par la trempe d’esprit dont la nature et l’éducation ont doué ceux qui l’examinent. En effet, dans la société moderne, les hommes, comme les choses, portent la double et inégale empreinte de leur complexe origine. Il y a les hommes de nature romaine et les hommes de nature septentrionale. Les lettres et l’histoire ont, à toutes les époques, fourni d’énergiques représentans de ces deux familles, ceux-ci loyaux champions des instincts du septentrion, ceux-là fidèles cliens de la police et de l’urbanité romaines. S’il m’avait été accordé assez de loisir pour pouvoir aspirer à devenir historien, j’aurais voulu former une galerie des plus illustres modernes, rangés deux à deux et parallèlement, à la manière de Plutarque. Je me serais plu à opposer un personnage de tempérament et de culture antiques à un personnage de complexion et de mœurs septentrionales, Clovis, par exemple, à Charlemagne, le dernier des Bourguignons, Charles-le-Téméraire, à Louis XI, le trouvère Turold à l’Arioste, Shakespeare à Racine, Erwin de Steinbach à Michel-Ange, enfin, plus près de nous, Byron à Alfieri, Beccaria au comte de Maistre. Ce que j’aurais ambitionné de faire, M. Delécluze, plus heureux, l’a exécuté en partie, mais avec une prédilection avouée et, à mon avis, trop partiale pour la lignée antique. C’est que M. Delécluze est lui-même (qu’il me pardonne cette remarque personnelle) un de ces esprits sains et dégagés de tout mysticisme que j’appelais tout à l’heure des natures romaines. Dans sa conviction la plus intime, tout ce qui a été accompli de beau, de bon, de sensé, de moral dans les temps modernes, découle directement et sans exception des enseignemens de la Grèce ou de l’Italie. L’infusion du jeune sang barbare dans les veines appauvries du vieil empire n’a fait que troubler et entraver le développement intellectuel et social. L’invasion des idées du Nord n’a été, suivant lui, pour le centre de l’Europe d’aucune vertu régénératrice et fécondante : « Le débordement de la barbarie, dit-il quelque part, fit gonfler et extravaser le fleuve de la civilisation, et forma comme une petite Méditerranée temporaire, d’où sortit une végétation anormale, destinée à périr avec la cause fortuite qui lui avait donné naissance[1]. » C’est à peu près en ces termes que M. Delécluze a caractérisé les deux grands et glorieux phénomènes dans lesquels s’est personnifié le moyen-âge, à savoir la chevalerie et l’architecture gothique. Ces deux splendides créations lui paraissent une déviation fâcheuse, un produit accidentel et parasite, tout-à-fait en dehors du cours

  1. Notice sur Philippe Brunellesco, p. 9.