Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/934

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et c’est l’action elle-même, ce sont maintes scènes variées et originales qui la feront connaître. Les doutes, les désenchantemens, le désespoir d’Ivon, la résolution qu’il prend (après combien de luttes intérieures et de soupirs étouffés !) de renoncer à la vie religieuse, la résistance des parens, l’aveugle entêtement du père, tout cela forme une douloureuse et tragique histoire. L’auteur a eu besoin d’une grande habileté pour échapper aux lieux communs ; il les a évités cependant à force de naturel et d’arts Et puis, cette histoire n’est-elle pas heureusement placée dans le cadre choisi par M. Auerbach ? N’est-ce pas une invention tout-à-fait sincère dans ce duché de Bade, où le clergé, chaque année, réclame contre la discipline romaine ? L’auteur laisse entrevoir ce côté sérieux du sujet, sans jamais y insister. Il n’y a là aucun esprit de système, point de déclamation, point de prétention dogmatique, mais un tableau vivant où la vérité crie et finit par arracher des larmes.

M. Berthold Auerbach aime d’une affection véritable ses paysans de la Forêt-Noire, et, s’il les peint avec grace, il ne leur ménage pas les leçons. L’histoire intitulée Florian et Crescence est une page sévère et rude. Pourquoi le jeune paysan de la Forêt-Noire abandonne-t-il son toit ? Pourquoi le bûcheron a-t-il quitté sa montagne ? C’est la vanité qui le pousse. Il ne veut plus être semblable à ses frères. Le costume des gens de la ville lui fait envie ; il part, il va à la ville, il ira même plus loin, il passera le Rhin et vivra à Strasbourg ; au fond des tavernes. Ainsi a vécu Florian. Puis, quand il retourne au village avec son habit endimanché et ses prétentions grotesques, qu’est-il devenu, le pauvre Florian ? Ce n’est pas un étudiant, et ce n’est plus un homme de la campagne. Il n’a pris de la ville que les vices, l’insolence et la fainéantise. Son arrivée, on le pense bien, est un événement à Nordstetten ; mais M. Auerbach est sans pitié, il poursuit Florian et met à nu les misères cachées de cette existence fausse qui séduit les bonnes gens du pays. Tandis qu’on l’admire, tandis que Lise, et Barbe, et Marguerite, tout émerveillées, jasent au bord du puits, le conteur n’est pas dupe ; il dénonce sa triste vie, ses embarras, son orgueil, et le manque d’argent, et toutes les ruses de l’aventurier. Florian peu à peu va devenir un voleur et un assassin. L’auteur finit pourtant par se laisser fléchir, quand il amène auprès du vagabond une compagne dévouée qui le sauvera malgré lui. J’ai regret, je l’avoue, d’indiquer seulement le cadre de ces touchantes histoires ; il faudrait les traduire, car ce cadre n’est rien, et tout le mérite de l’œuvre consiste dans l’originalité des détails. L’influence supérieure de la femme est une idée à laquelle M. Auerbach attache beaucoup de prix et qui l’inspire avec bonheur. Catherine, Crescence, Hedwig, toutes ces charmantes créatures, ces héroïnes de village, ont une physionomie distincte, vraiment belle et délicate.

Ce qui donne un intérêt particulier et une unité gracieuse au livre