Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/93

Cette page a été validée par deux contributeurs.

seulement sur l’objet le plus prochain, il l’a considéré sous un angle tel que tous les développemens ultérieurs s’y sont trouvés compris. Dirigé par un profond sentiment des lois qui dominent et entraînent les volontés humaines, il n’a pas une conception, ne fait pas un acte qui ne soient marqués de je ne sais quel caractère de généralité, en sorte que dans ses mouvemens les plus définis, les plus restreints à un cas actuel et particulier, il semble vouloir préparer et atteindre l’avenir.

Abd-el-Kader n’est certes pas un fondateur de droits nouveaux : c’est un défenseur de droits anciens ; mais, s’il n’est pas un homme de génie, il a du moins le génie de son emploi. À ce titre de héros représentant d’une nationalité, il a quelques-uns des privilèges des créateurs, et particulièrement ceci, que dans ses déterminations il y a, quelquefois même à son insu, une portée plus grande et plus haute que la visée. Il fallait donc, même après la bataille d’Isly, surveiller avec une sévère attention les moindres mouvemens, le moindre souffle de ce fugitif toujours à craindre, quoiqu’il semblât alors alourdi par le poids sinon de la honte, au moins des conséquences morales de la défaite du prince marocain.

Cependant le vaincu faisait sur nous, sans bruit et sans guerre, des conquêtes qui n’étaient pas sans importance : il nous enlevait non des terres, mais des hommes. Une sourde émigration appauvrissait les populations de notre frontière occidentale au profit des rassemblemens qui se formaient autour de l’émir. Ce n’était pas un grand mouvement de masses franchissant le Rubicon en plein jour ; c’était un pèlerinage silencieux, mais presque incessant, d’individus que des sentimens et des idées supérieurs à ceux du vulgaire ou une invitation spéciale d’Abd-el-Kader appelaient loin de leurs foyers à la vie d’apôtre. On aurait arrêté un torrent ; on ne savait comment mettre fin à ces infiltrations par où les eaux s’échappaient de nos canaux, pour passer souterrainement dans le bassin qui leur était creusé sur le territoire ennemi. Toutefois, vers le commencement et pendant le cours de l’été, M. le général Cavaignac, par plusieurs coups de main hardis, et ensuite par de lentes et patientes manœuvres au sud de Sebdou, dans les plaines désolées des Chotts, parvint à faire refluer vers l’intérieur de grandes fractions de tribus méridionales qui, entraînées en partie par leurs intérêts mercantiles, en partie par les suggestions de l’émir, voulaient abandonner nos marchés pour ceux du Maroc. La présence d’Abd-el-Kader agissait sur le milieu où il vivait. Les sociétés religieuses s’agitaient, s’échauffaient, et de leur fermentation faisaient sortir Bou-Maza et ces autres prédicans qui se sont abattus presque en même temps sur diverses parties de l’Algérie, sans plan, sans idée d’ensemble, mais remuant les populations et y jetant des semences de révolte dont Abd-el-Kader espérait bien récolter les