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sont les maîtres légitimes de ce monde nouveau, et c’est à eux de saisir avec vigueur ces tableaux vivans, en y portant, s’il est possible, l’art délicat, l’idéale pureté dont le poète d’Hermann a donné le modèle. Immermann l’a commencé avec bien de la grace. Ce noble écrivain, trop tôt enlevé à la poésie, forme une transition très digne d’étude entre la sérieuse génération désormais disparue et l’école nouvelle née vers 1830. Partout, dans la poésie épique ou lyrique, au théâtre, dans le roman, il est le dernier des maîtres et le premier des nouveaux venus. C’est au romancier seulement que j’ai affaire aujourd’hui. M. Berthold Auerbach lui doit beaucoup, et les Scènes de village dans la Forêt-Noire n’existeraient peut-être pas sans le fécond exemple donné par Immermann. Il y a dans son brillant et ingénieux roman de Münchhausen une églogue toute fraîche, toute vive, perdue au milieu des fantasques inventions de l’humoriste, et qui emprunte à ce contraste même une valeur nouvelle. L’auteur interrompt un instant le récit des folles aventures de son héros, et, comme il a mis le pied en Westphalie, dans sa Westphalie adorée, il frappe à la porte du premier venu, il entre dans la cabane du paysan, il s’assied sur le vieux banc de chêne, il s’informe d’Oswald et de Lisbeth, et c’est toute une histoire imprévue qui va fleurir gaiement à l’ombre du buisson. Ne croyez pas trouver ici une idylle banale ; imaginez plutôt une ferme peinture où la réalité vous pénètre et vous rafraîchit. Ce fut un succès immense, les ames furent attendries et charmées ; tant de vigueur et de grace, un sentiment si net des choses réelles, et ce dessin si hardi, cette couleur si franche ! les imitateurs ne manquèrent pas, et puisque Charles Immermann, mort bientôt après, ne put profiter de l’heureuse veine qu’il avait découverte, plus d’un jeune écrivain voulut continuer sa tâche et faire prospérer son patrimoine. Par malheur, les héritiers légitimes sont rares en de telles successions ; Immermann avait gardé son secret. Parmi les romanciers que cette forme nouvelle séduisait, les uns, dans le feu des réformes, crurent trouver là un cadre favorable à leurs prédications, et cette simple nature qu’il fallait reproduire avec amour ne fut plus qu’un prétexte vulgaire. Je crains bien que M. Willkomm n’ait commis cette faute dans son Paysan allemand (Der deutsche Dauer). Il y a eu pourtant, depuis quelques années, des essais plus heureux. M. Levin Schücking a consacré à la Westphalie même, comme Immermann, des récits pleins d’élégance ; j’y voudrais seulement une main plus ferme et des couleurs plus distinctes. On a de M. Alexandre Weill, sur les villages de l’Alsace, des tableaux que recommandent çà et là un esprit vif, hardi, et je ne sais quelle âpreté de style. M. Rank aime sincèrement la Bohème et a su trouver dans le mélange de ses populations allemandes et slaves des traits de mœurs piquans, de gracieux contrastes : véritables richesses dont profite un peu à l’aventure un récit presque sans