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plus ardentes sympathies ; un grand bien sortira de là : l’intelligence de ce pays y acquiert des qualités inattendues, et une transformation féconde est proche. Toutefois cette crise est difficile à traverser. Que de choses précieuses, que de trésors aimés sont jetés à la mer ! Les anciennes vertus sont regardées comme incommodes et dangereuses, et, parce que ces vertus ont été souvent trompées, on les repousse, on les raille, on se défie de soi-même, on renie le caractère national. La crainte d’être dupe, voilà le mal qui, corrompt les esprits. Je la comprends, cette crainte, je l’excuse chez ce peuple tant de fois abusé. N’est-ce pas cependant un fâcheux symptôme, un vrai signe de faiblesse ? Combien il serait plus beau de conserver honnêtement les traditions de ses ancêtres et de marcher néanmoins, avec le même calme et la même résolution, à la conquête de l’avenir ! L’innovation courageuse et la tradition fidèle, savoir se transformer sans pour cela renoncer à sa nature, voilà ce qui attesterait chez ce peuple une maturité complète, une ame forte et tout-à-fait maîtresse d’elle-même.

Il y a un autre mal qu’il faut signaler aussi, l’absence de la critique. Cet esprit attentif et scrupuleux, ce vigilant gardien des lettres, le critique, a abandonné son poste ; il est occupé ailleurs. Engagé comme tous les autres dans les intérêts politiques, attentif à la rénovation sociale qui s’opère, il s’inquiète peu de la dispersion des muses. Ce désordre ne l’attriste point ; il ferme volontiers les yeux, il se console en pensant que le temps des fortes et originales natures est passé, que le niveau commun doit monter, et qu’après ce travail général, après cette transition nécessaire, dans un siècle, dans deux siècles peut-être, les maîtres souverains, les vrais successeurs de Goethe et de Jean-Paul, de Herder et de Schiller, reparaîtront naturellement. Cette bizarre résignation de la critique se montre surtout d’une manière très évidente chez l’un des juges les plus intelligens et les plus fermes, chez l’historien des lettres allemandes, M. Gervinus. M. Gervinus a publié, il y a quelques années, les deux derniers volumes de sa savante histoire. Arrivé à la fin de la période de Goethe et du mouvement romantique, c’est-à-dire au seuil même de l’époque où nous sommes, il dévoile en quelques mots toute sa pensée sur les doctrines de la littérature actuelle. Or, savez-vous le conseil qu’il donne à ses contemporains, savez-vous ce qu’il propose ? Il propose une interruption de travail. Plus de poésie, plus de chants, plus d’amour ; tout a été dit. Si l’on s’obstine à vivre dans le même horizon, cette terre épuisée ne donnera plus naissance qu’à des œuvres sans vie. Plions nos tentes, et allons conquérir un domaine plus riche, un sol vierge. Cette terre féconde, ce sera la société que l’avenir nous garde et que nous devons lui ravir ; jusque-là, renonçons à la muse. Je sais les libérales espérances qui animent M. Gervinus, quand il parle ainsi ; mais cette excuse suffit-elle ? Quel dédain