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flamme des chandelles et s’élevait en dais au-dessus de ces figures bronzées. L’eau-de-vie de France, le tafia, le mescal de Tequila, circulaient rapidement de main en main, mais l’ivresse n’était encore qu’au début. Un homme de haute taille, aux traits fortement caractérisés, aux yeux noirs, et dont les favoris épais venaient rejoindre une bouche ornée de dents étincelantes, se leva à mon entrée.

— Soyez le bienvenu, seigneur Français, car votre nation ne contient pas de servilesdans son sein ; soyez le bienvenu. Qu’on apporte un verre.

Une voix épaissie par l’eau-de-vie s’éleva aussi d’un des angles de la salle

— La France est une grande nation, et l’empereur Napoléon un grand homme ! Comment se porte-t-il ?

À cette question bizarre, je me retournai pour voir d’où partait la voix ; c’était celle d’un vieux sergent assis contre la muraille, une immense rapière entre les jambes.

— Vous êtes bien bon. — Comme un grand homme qui est mort depuis vingt ans !

Le vieux sergent ferma ses yeux appesantis et n’entendit probablement pas cette réponse, car sa tête retomba lourdement sur sa poitrine.

Ignacio Ochoa (c’était lui qui m’avait reçu) frappa sur la table comme pour imposer silence ; il se tourna vers moi, et s’écria de ce ton emphatique et sentencieux que les habitans de la Sonora ont emprunté aux Indiens :

— J’ai été horriblement calomnié dans ce pays, seigneur étranger, c’est le sort du pauvre. J’ai été pauvre, maintenant je suis puissant. Qui m’empêcherait d’en tirer vengeance ? Personne ! Ochoa peut entrer où entre le feu ; il peut atteindre ce qu’atteint le vent ! Mais non, je ne veux me venger que par des bienfaits.

En achevant ces mots, le futur bienfaiteur de la Sonora enfonça violemment son couteau dans la table de bois massif, ébranlant ainsi toutes les bouteilles et faisant vaciller les chandelles, dont les champignons jonchèrent la table de flammèches fumeuses.

— Bah ! qui de nous n’a pas été calomnié ? N’a-t-on pas dit dans Arispe que j’avais tué mon frère ! s’écria avec un sourire sinistre un jeune homme aux cheveux crépus, au teint bilieux.

— Vous, Guttierrez ! interrompit Ochoa d’une voix sombre ; Dieu veuille que ce soit une calomnie !

— Quoi ! s’écria violemment le jeune homme en se levant de son banc, tandis qu’une pâleur livide couvrait sa figure, oseriez-vous prétendre qu’ils ont dit vrai ?

Et il arracha le poignard d’Ochoa, qui vibrait encore dans la table.