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d’avoir été trahi, lança le jeune homme vers le ciel d’un coup de tête, le reçut sur ses cornes, le perça, le piétina, et le mit en pièces malgré les efforts des chulos. La corrida fut suspendue, et, chose phénoménale en Espagne, le public consterné évacua silencieusement la place.

Je ne dois pas omettre de vous dire, en terminant, que les courses de taureaux, celles de Madrid du moins, rachètent ce qu’au dire des gens très scrupuleux elles peuvent avoir de cruel par un résultat pieux et tout-à-fait humain. Les hôpitaux de Madrid sont en possession de ces combats, et ils cèdent ce privilège à un entrepreneur moyennant une redevance annuelle de 60,000 francs. On donne par année vingt-huit courses[1], qui rapportent chacune 16,000 francs de recette environ. Les frais sont considérables : il faut payer six ou huit taureaux, quinze ou vingt chevaux, sans compter l’entretien et l’administration du cirque, les palefreniers, les bouviers, les charpentiers, les selliers, etc., même le chirurgien, toujours prêt à recevoir les blessés à l’ambulance, tandis que le prêtre attend les moribonds dans la chapelle. En outre, les acteurs, comme vous pensez, ne font pas gratuitement ce terrible métier. On donne 1,500 francs par course à Montès, près de 1,000 francs au Chiclanero, une once (80 fr.) à chaque picador, une demi-once à tout banderillero, un napoléon aux chulos.

Quoi qu’il en soit, une excellente spéculation, en ces temps d’industrie, serait, à mon avis, d’importer à Paris ces drames vivans et superbes. Ils auraient un succès immense, et le Champ-de-Mars ne serait pas assez grand pour contenir la foule ; mais beaucoup de choses s’opposent à cette innovation : la police d’abord, qui s’imagine qu’un pareil spectacle pourrait rendre barbares nos mœurs, que le théâtre a mission d’adoucir et de châtier, selon la devise discutable, je crois, et assurément intempestive : Castigat ridendo mores. Puis, il serait presque impossible de se procurer des taureaux de combat. Les plus féroces des animaux de cette espèce nés en France sont des agneaux auprès des taureaux espagnols, que l’on ne pourrait conduire au loin ; car, terribles tant qu’ils vivent à l’état sauvage, errant dans les steppes et foulant une herbe succulente, ils perdent leur férocité dès qu’on les rapproche des hommes, et s’affaiblissent en changeant de fourrage. Aussi les corridas n’existent-elles qu’en Espagne. Celles du Mexique sont pitoyables, et celles de Lisbonne sont hideuses. C’est dans la Péninsule qu’il faut les voir, et je dis avec confiance à tous les flâneurs que le boulevard ennuie : Allez à Madrid, et vous ne regretterez pas le voyage. En partant jeudi prochain, vous arriverez lundi avant l’heure de la course.

Alexis de Valon.

  1. Les courses n’ont lieu qu’au printemps et en automne. L’hiver les taureaux sont trop débonnaires, et l’été le cirque est tellement brûlant, que les spectateurs ne pourraient pas y rester.