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une doctrine purement philosophique remplaçant les systèmes religieux qui partout ont bercé l’enfance et accompagné la virilité des peuples, tel est le trait caractéristique qui pourrait justifier les prétentions des Chinois à une ancienneté fabuleuse ; ces prétentions ne seraient pas tout-à-fait dépourvues d’une base logique, si l’on appliquait à cette société les lois du développement incessant et gradué de l’espèce humaine, au lieu de supposer une éducation rendue incomparablement plus rapide par des influences précoces de bien-être matériel. Au sein de la république athénienne, si complète, si polie, un homme osant en appeler à la raison était condamné à la ciguë, et les vérités qu’il scellait de son sang passaient en ce moment même dans la pratique de tout un pays de cent cinquante millions d’hommes, arrivé au rationalisme sans avoir traversé les théogonies, devenu philosophe sans avoir été croyant, et confondant dans une égale tolérance tous les cultes et toutes les religions, ainsi que le prouve l’appréciation faite par l’empereur devant Ibn-Vahab des différens prophètes de l’Occident.

L’étrangeté de ce spectacle frappa nos Arabes. D’autre part, l’Inde leur avait offert un vaste champ d’observations ; ils durent naturellement établir des comparaisons. Suleyman a mis les deux peuples en parallèle ; il est aisé de voir qu’une prédilection particulière l’entraînait vers les Chinois. L’esprit positif du marchand devait être séduit à l’aspect de l’ordre et des procédés réguliers de ce grand corps politique. Les villes nombreuses, la densité de la population, les institutions judiciaires et administratives, le frappent d’admiration. Les terres, partout cultivées, sont plus pittoresques et plus belles que les jungles du Bengale. Le climat est plus sain, plus tempéré, les habitans sont plus beaux que ceux de l’Inde, et se rapprochent davantage des Arabes ; mais, en homme impartial, il décerne aux seconds la supériorité sur un point très important aux yeux de tout musulman, nous voulons parler des mesures de propreté. Ce qui relève singulièrement l’Inde dans son estime, c’est que ses habitans usent des ablutions journalières commandées par le Koran et se servent de cure-dents, mode inconnue aux Chinois. Or, nous avons vu plus haut cet instrument de toilette pendu à la ceinture des prophètes arabes, et désigné comme un emblème de leur nationalité. Mais ni l’Inde ni la Chine ne connaissent le palmier, les deux voyageurs le constatent tristement et en plus d’un passage. L’absence du palmier dépare à leurs yeux les plus rians paysages ; elle les ramène aux souvenirs de la patrie, et dans leurs regrets on trouve comme un écho de la plainte poétique du kalife Abdérame chantant les ombrages chéris de Damas sur les rives du Guadalquivir.

Tel était l’état de l’Inde et de la Chine. Ainsi ce petit livre (et c’est en cela surtout que réside sa véritable importance) nous donne l’inventaire de ces deux grands centres de la civilisation asiatique à son apogée. Depuis les relations d’Abou-Zeyd-Hassan, nous sommes restés en communication avec l’Inde, nous avons pu la voir s’enfoncer dans la contemplation extatique, perdre graduellement toute sensation de la vie réelle, et devenir tour à tour la proie des Arabes, des Mongols et des Européens. La Chine, elle aussi, s’est immobilisée, mais loin de tous les regards. Dès 874, l’empereur Hi-Tsoung ayant été chassé de son trône par des gouverneurs rebelles, l’anarchie la plus complète se répandit dans l’empire. Lorsqu’après une longue période de désastres le calme se rétablit enfin,