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ensuite « Voilà Moïse et son bâton avec les fils d’Israël. L’empereur dit : C’est vrai ; mais Moïse se fit voir sur un bien petit théâtre, et son peuple se montra mal disposé à son égard. Je repris : Voilà Jésus sur un âne, entouré des apôtres. L’empereur dit : Il a eu peu de temps à paraître sur la scène ; sa mission n’a guère duré plus de trente mois… Je vis la figure du prophète, sur qui soit la paix ! Il était monté sur un chameau, et ses compagnons étaient également sur leurs chameaux, placés autour de lui. Tous portaient à leurs pieds des chaussures arabes ; tous avaient des cure-dents attachés à leur ceinture. M’étant mis à pleurer, l’empereur chargea l’interprète de me demander pourquoi je versais des larmes ; je répondis : Voilà notre prophète, notre seigneur et mon cousin ; sur lui soit la paix ! L’empereur répondit : Tu as dit vrai ; lui et son peuple ont élevé le plus glorieux des empires ; seulement il n’a pu voir de ses yeux l’édifice qu’il avait fondé ; l’édifice n’a été vu que de ceux qui sont venus après lui… Je vis encore d’autres figures ; l’interprète me dit qu’elles représentaient les prophètes de l’Inde et de la Chine. » Ibn-Vahab ne nous dit pas s’il fut confondu de tant de savoir ; il remercia l’empereur de ses bontés, le complimenta sur la grandeur et l’éclat de son royaume, et ses paroles furent si agréables, qu’on lui fit un riche présent : il s’en retourna à Khamfou sur les mulets de la poste, exclusivement consacrés au service de la couronne, et des ordres furent expédiés à tous les gouverneurs de province pour qu’il lui fût fourni tout ce qui lui serait nécessaire jusqu’au jour du départ.

Le voyageur arabe n’entre guère que dans les détails qui lui sont personnels ; cependant, malgré cette sobriété et cette superbe indifférence, qui ne lui permettent pas d’accorder une grande attention aux curiosités d’une civilisation si nouvelle pour lui, les quelques pages qu’il nous a laissées complètent assez bien les études de son compatriote Suleyman, et nous pouvons nous faire une idée assez nette de la société chinoise au temps de Charlemagne ; nous pouvons surtout, en comparant ces esquisses à tout ce qui nous en a été rapporté depuis un demi-siècle, constater que rien n’y est changé, que ce peuple a traversé dix siècles sans modifier en aucune manière ses lois, ses mœurs, ses habitudes ; enfin que, lorsque les missionnaires d’abord, et plus tard les Anglais, franchissant les vieilles barrières que la Chine opposait aux étrangers, ont pénétré sous les voûtes de cette gigantesque Pompéi, la vie antique a été prise par eux sur le fait ; ils ont retrouvé en 1800 la Chine du Xe siècle intacte et conservée à l’abri des influences extérieures comme la nécropole romaine sous les laves du Vésuve. Philosophie, législation, gouvernement, industrie, tout ce qu’elle avait il y a mille ans, elle l’a encore aujourd’hui ; et, comme si rien ne devait manquer à notre étonnement, cette civilisation séculaire avait déjà mis en pratique des idées dont l’esprit moderne proclame orgueilleusement la conquête et que nous avons la prétention d’imposer au reste du monde. Assise sur une base essentiellement différente de celle des familles occidentales et chrétiennes, elle offrait alors et elle offre encore aujourd’hui avec leur état actuel des analogies incroyables mêlées aux disparates les plus choquantes. Ibn-Vahab et Suleyman trouvèrent la Chine divisée en provinces, lesquelles, ainsi que nos départemens, tirent leur nom des rivières qui les traversent ou des montagnes qui y sont renfermées. Ces provinces se subdivisaient en arrondissemens et en communes. Chaque commune était pourvue