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boisson, mais même en user extérieurement, il avait la conviction que, sous peu, tous les apothicaires seraient obligés de fermer leurs boutiques.

« — Non ! non ! s’écria en ce moment du fond de la salle une voix sonore, sans doute celle de quelque apothicaire du voisinage. — Et le docteur de reprendre : Qui a dit non ? Moi, je dis que oui ! Que chacun suive mon exemple, et il n’y aura pas plus de boutiques d’apothicaires que de tavernes. Je ne bois que de l’eau ; j’ai même renoncé au thé et au café. De plus, chaque matin je prends une douche d’eau froide ; cela dure depuis deux ans, et, grace à ce régime, je jouis maintenant d’une santé tout-à-fait florissante. Je m’adresse aux pères de famille : qu’ils obligent leurs enfans non-seulement à se laver matin et soir, mais à faire une ablution d’eau froide dans le courant de la journée, et nous verrons si les apothicaires résisteront long-temps. » Le médecin termina sa dissertation teetotalo-hydropathique par une description de l’estomac ; en expliquant, au moyen des planches coloriées suspendues à la muraille, les funestes effets produits par l’intempérance.

Enfin, tous les orateurs ayant parlé, le président leva la séance, après avoir appris à l’assemblée que le meeting n’avait pas seulement été honoré de la présence des gentlemen américains, mais aussi de celle d’un very distinguished foreigner, Polonais d’origine, natif de Milan, demeurant à Paris, venu en Irlande tout exprès pour être témoin des miracles opérés par le teetotalism, et il proposa une salve de hurrahs en l’honneur de cet étranger. On me fit ensuite cadeau de plusieurs liasses d’imprimés et de brochures sur la doctrine ; on me donna un serment en blanc, et, si je ne fus pas invité séance tenante à y apposer mon nom, ce fut par pure discrétion et pour ne pas avoir l’air de me forcer la main. Enfin il était évident que l’on voyait en moi le futur apôtre du teetotalism en Italie.

Ces détails ont sans doute un côté ridicule ; mais, sous ces formes excentriques, il y a, je le répète, une conviction vraie et de grands résultats obtenus. Du reste, en pareille matière les chiffres sont une autorité qu’on ne peut récuser : or, on porte actuellement le nombre des teetotalers à trois millions pour le moins. Les registres officiels déposent que, dans l’espace de quatre ans, la consommation du whisky a diminué de près de moitié : elle avait été, en 1838, de 12,296,342 gallons ; en 1841, elle était descendue à 6,485,443.

J’eus l’honneur, à Cork, de dîner chez le père Mathew. Il n’habite pas le couvent de son ordre, mais une maisonnette de fort modeste apparence dans Parliament-Street. La porte en est constamment ouverte ; c’est le quartier-général des teetotalers de Cork. Au rez-de-chaussée, je trouvai une vingtaine de personnes auxquelles le père administrait le serment. Chaque récipiendaire donnait ensuite son nom