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buent un penchant inné à l’ivrognerie ; mais personne ne naît ivrogne : Nobody was born a drunkard, comme l’a très bien dit le père Mathew. Je crois avoir indiqué les véritables causes de ces honteuses habitudes, savoir : l’hospitalité portée jusqu’à l’extravagance, la nécessité de se prémunir contre les influences d’un climat humide ; j’ajouterai : la coutume qu’ont toutes les familles aisées de passer l’année presque entière à la campagne dans l’oisiveté la plus complète, et l’absence de spéculations industrielles ou commerciales qui auraient pu ouvrir une voie aux esprits actifs et entreprenans, et leur donner des habitudes d’ordre et de travail ; enfin la servitude dans laquelle le peuple est resté plongé pendant plusieurs siècles. Toutefois il serait injuste de ne pas faire quelques réserves en faveur de l’aristocratie de nos jours. On doit convenir qu’elle commençait à se dépouiller de la rouille des vieux temps avant que le mouvement de la tempérance se déclarât. Désireuse de se modeler sur la société anglaise, elle ne pouvait manquer de s’associer de jour en jour davantage aux habitudes de sobriété mises en honneur chez nos voisins pendant les dernières années, et dues aux rapports plus fréquens avec le continent pendant les guerres de l’empire et depuis la paix de 1814.

On pourrait sans doute se demander si le gouvernement anglais n’avait rien fait pour apporter un remède à une plaie sociale aussi grave. À la vérité, en Irlande, de même qu’en Angleterre, toute personne surprise en état d’ivresse sur la voie publique était passible d’une amende de cinq shillings, et en outre d’un emprisonnement de quarante-huit heures ; mais, tant en raison de l’absence d’une police bien organisée que du grand nombre des délinquans, l’impunité la plus complète était assurée aux ivrognes. D’ailleurs, l’Angleterre voyait-elle à regret ces désordres, cause de tant de dégradation et de faiblesse pour l’Irlande ? Il est permis d’en douter. La méfiance qu’elle a témoignée contre les sociétés de tempérance, aussitôt que celles-ci s’établirent parmi les catholiques, ferait croire qu’elle y démêlait les élémens d’une régénération politique capable de renverser le vieux système de suprématie protestante. Par la même raison, les Irlandais protestans ne virent pas la réforme d’un œil moins jaloux ; aussi ont-ils tour à tour essayé de la ridiculiser et de l’étouffer.

Avant de faire l’histoire des sociétés de tempérance, je rappellerai un fait qui précéda de peu leur établissement, et qui n’est pas sans importance pour l’appréciation politique de cette révolution dans les mœurs. En 1829, on vit des masses de paysans catholiques accourir à Clare pour voter en faveur de Daniel O’Connell, et on remarqua avec surprise l’ordre admirable qui présidait à cette immense réunion, la sobriété, le calme et la dignité dont firent preuve les paysans sous la direction de leurs prêtres. C’était la première fois qu’un candidat catholique se pré-