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à une femme qui fuit. L’auteur entoure de tous ses soins cette création, évidemment l’objet d’une préférence intime. Arden réunit tous les avantages : « la blonde beauté de Howden (pourquoi pas un mot de l’intelligence et de l’esprit ?), la grace princière de Beaufort, les vastes terres de Hertford, la race vantée de Courtney, et l’élégance scientifique de Pembroke, avec assez de jeunesse pour plaire et assez d’expérience pour être sûr de la victoire. » Mais, dans cette énumération, que signifient les « vastes terres de Hertford ? » Il y avait tant d’autres choses à dire à ce sujet, que ceci paraît tout d’abord d’un goût assez étrange. Pour certaines individualités, la richesse, si énorme qu’elle soit d’ailleurs, devient le dernier mérite dont on puisse tenir compte. Aussi indulgent pour les faiblesses de l’humanité qu’impitoyable pour ses ridicules, plein de tolérance à la fois et d’ironie, lord Hertford nous a toujours semblé un des esprits les plus avancés de l’Angleterre, et, si nous nous aventurons de la sorte à juger un personnage qui s’est tenu toujours dans un éloignement complet des affaires, c’est que nous croyons entrevoir l’époque où, cet éloignement cessant, l’Angleterre comptera un nom illustre de plus à la tête de ses hommes d’action. La reine Victoria, qui, pour être femme, jeune et princesse, n’en voit pas moins d’un œil fort juste tout ce qui l’entoure ou l’approche, la reine Victoria ne s’est point méprise sur la supériorité du noble marquis ; la jarretière (dernière distinction à laquelle puisse aspirer un Anglais) en fait foi. — Je reviens au héros du Timon. Dans Londres, Arden ne trouve qu’un rival, rival qu’il devine plutôt qu’il ne l’aperçoit, mais que son or et le magnifique usage qu’il en fait ont élevé à une véritable puissance. Le misanthrope Morvale devient l’objet d’une curiosité incessante de la part de l’homme du monde. Arden est analyseur s’il en fut, et cherche toutes les occasions de philosopher, mais il aime surtout à découvrir dans chacun quelle est au juste la somme de bonheur achetée pour tant de dépenses faites de fortune, de santé, de considération et d’intelligence. Morvale est pour lui un problème à résoudre : devenu indifférent à tout ce que l’or peut donner, il se demande si l’Indien, par le bon emploi qu’il fait de sa fortune, est vraiment plus heureux qu’il ne l’a été lui-même par l’abus. — Il veut savoir ce que rendent les bienfaits ; en un mot, s’il est vrai que la vertu conduise au bonheur (spéculation bien osée, on l’avouera, pour la morale en Angleterre, où de pareils doutes ne sont point de mise). Il y a, on l’a compris déjà, chez ces deux personnages, assez de points de contact et assez de contrastes pour qu’une amitié sincère s’établisse entre eux. Chacun a beaucoup à admirer chez l’autre, et si Morvale porte une secrète envie à son brillant ami à l’endroit de cette puissance de séduction que, dans son ame, il méprise tout en en déplorant l’absence chez lui-même, Arden, de son côté, se sent irrésistiblement dominé par la nature austère, loyale et