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réprouvé tremble maintenant devant son frère et ne cherche qu’à l’éviter. Un secret terrible existe entre eux. Un soir, dans un bal, Morvale entend raconter l’histoire de sa sœur, dont le nom n’est pas le sien, et dont tout le monde ignore qu’il est le frère. Un attachement trop passionné, à ce que laissent deviner les causeurs, liait Calantha à un homme que l’on ne nomme pas. Un mariage rompu à la dernière minute, une réputation perdue sans retour, voilà ce qu’a pu saisir Morvale. Plus tard, Morvale apprend tout, hormis le nom du déloyal fiancé qu’il s’engage à ne point chercher à découvrir, trop heureux encore qu’en ce naufrage de l’honneur la vertu ait été sauvée. Le lendemain, Morvale quitte Florence et ramène à Londres la pâle Calantha. — Ici commence le roman. On devine facilement l’effet produit par la présence d’une étrangère dans la maison de Timon. La pauvre et innocente Lucy, malheureuse par la fortune, trouve dans son cœur de quoi consoler les deux autres victimes, dont l’une a été sacrifiée à l’amour, l’autre aux préjugés de la civilisation. Pendant que Morvale et Calantha se laissent attirer l’un vers l’autre par leur nouvel hôte, et que ces ames blessées semblent vouloir se rafraîchir à cette source de jeunesse et d’espérance, il n’est bruit dans le West-End que du retour à Londres de lord Arden. Ce nouveau personnage est le plus original, sinon même le plus intéressant de l’ouvrage. Arden a le double mérite d’être un caractère à la fois nouveau et vrai.

Il y a de l’autre côté du détroit toute une classe fort peu étudiée, et sur laquelle pourtant on ne laisserait pas de faire des observations curieuses : nous voulons parler de ces Anglais qui ne quittent pas leur pays pour voyager, mais pour vivre partout ailleurs qu’en Angleterre ; réfugiés philosophiques et non politiques, qui ne se mêlent en aucune façon au troupeau de leurs vagabonds compatriotes, ne hantent pas les galeries, n’encombrent point les musées, s’abstiennent d’enlever des pierres aux ruines célèbres, et ne tiennent guère à constater le nombre des Raphaëls ou des Murillos de telle ou telle collection, mais auxquels en revanche le joug d’airain du cant et des préjugés britanniques est devenu insupportable, et qui pensent pouvoir tout penser et tout dire sans passer pour des don Juan ou des athées. Lord Arden est de ce nombre par le caractère, quoique les circonstances qui l’ont contraint à passer les plus belles années de sa vie à l’étranger soient différentes. Il retourne dans sa patrie pour recueillir une grande fortune et un titre brillant qui viennent de lui échoir en partage. Il y a dans ce portrait un peu de Byron et un peu de Lovelace (quel héros plus ou moins n’en relève ?) ; toutefois l’incertitude et la faiblesse de notre siècle sont peintes ici de main de maître. Trop poète pour devenir homme d’état, trop ambitieux pour ressentir un amour profond, Arden sacrifie celle qu’il aime au désir de parvenir, et abandonne une carrière brillante pour s’attacher