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vous finissez par tout mettre sur le compte de l’excentricité. Et, lorsqu’on veut donner une idée de ce peuple à ses voisins, comment concilier tant de choses ? Où saisir le fil conducteur qui vous guide à travers ce labyrinthe ? Il y a cent ans que Jean-Jacques a dépeint la société parisienne, et la peinture est si vraie encore, qu’à l’heure qu’il est on n’y pourrait changer une ligne ; mais personne jusqu’ici n’a rempli le même rôle vis-à-vis de l’Angleterre, et cela pour une raison fort simple. Rousseau a pu dire, en parlant de paris : « Il faut faire comme les autres ; c’est la première maxime de la sagesse du pays. Cela se fait, cela ne se fait pas ; voilà la décision suprême. » En Angleterre, où tout se fait, quelle est la chose dont on pourra dire : Cela ne se fait pas ? Dans la sphère politique, des faits et point de principes ; dans la sphère sociale, des individus et point de type national ! On le voit, la tâche n’est pas facile ; aussi ne s’en acquittera-t-on bien que lorsque les Anglais eux-mêmes s’en mêleront, et que l’esprit d’analyse aura triomphé du cent. Du reste, le progrès qui se fait sentir à cet égard est si grand, que nous ne croyons pas le moment fort éloigné où l’Angleterre aura ses analystes hardis et ses moralistes indiscrets, tout comme la France, sa bavarde voisine. En attendant, voici un livre dont l’anonyme auteur a conçu, sur la capitale de la Grande-Bretagne, à peu près les mêmes idées que nous : « Londres ! s’écrie-t-il, je t’ouvre mon cœur de poète ; que de richesses tu offres à tous ceux qui cherchent ! A d’autres les plaines et les troupeaux ; chacune de tes rues contient une idylle plus vaste ! Là se découvre l’intarissable source de toute poésie, source de vie et de réalité : l’homme ! » Et, en effet, l’auteur inconnu de ce roman de Londres a sondé avec une merveilleuse intelligence ces profondeurs poétiques que cachent presque toujours les agitations et les magnificences d’une grande ville.

Vers la fin d’une nuit de mai, à cette heure douteuse où dans les rues désertes de Londres l’éclat des réverbères lutte encore contre les premières clartés de l’aube, un gentleman, rentrant chez lui, aperçoit accroupie sur le pas d’une porte une jeune fille vêtue de haillons et à demi morte de faim. Il l’aborde, l’interroge, et sur sa réponse, qu’elle vient de perdre sa mère, qu’elle est seule au monde, sans pain et sans amis (peut-être aussi un peu à cause de ses seize ans et de sa merveilleuse beauté), il lui tend la main et l’emmène chez lui, dans sa maison, « vaste, somptueuse et triste comme un palais d’Orient. » La situation se dessine ; dès le début, nous voyons la richesse et la pauvreté vis-à-vis l’une de l’autre. Nous l’avouons, à cette rencontre, comme à certaines expressions et à certains tours de phrases, nous avons involontairement pensé aux Deux Nations, de M. Disraëli, et n’eût été le ton modéré et impartial avec lequel sont traités un peu plus loin les différens hommes d’état de l’Angleterre, nous aurions cru à l’existence d’une