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en tant qu’individu, mais il lui répugne même que la classe à laquelle il appartient devienne le sujet d’un examen trop profond. A cet égard, on ne saurait trop reconnaître les services rendus par M. Disraëli. L’auteur de Coningsby et sir Edward Bulwer ont les premiers appliqué la loupe aux vices et aux faiblesses aristocratiques ; mais il reste encore beaucoup à faire, et jusqu’ici nous ne voyons personne qui semble vouloir, dans les sphères supérieures de la société, accepter le rôle qu’a joué Dickens dans les régions infimes. Et pourtant quel sujet plus fécond, quel champ plus vaste ouvert à l’observation et à la critique ? Londres est peut-être la ville la plus curieuse et la moins connue du globe. On sait autant ce qui se passe dans le monde de Madrid ou de Saint-Pétersbourg que dans la société anglaise. Et comment l’empêcher ? Les étrangers, les touristes qui auraient bonne envie de ne nous rien laisser ignorer sur le compte de nos voisins, ne les connaissent point assez, tandis que les Anglais eux-mêmes, auxquels ce n’est point la connaissance qui manque, n’osent pas raconter ce qu’ils savent. La plupart des gens qui s’occupent de l’Angleterre ont le tort d’émettre à chaque instant des jugemens absolus, et n’envisagent leur sujet que d’un côté, sans jamais saisir l’ensemble. Peut-être aussi serait-ce vouloir l’impossible, car, dans ce pays de contradictions s’il en fut, il n’y a pas de maxime générale basée sur l’apparence d’un défaut ou d’une qualité qui ne soit aussitôt démentie par une qualité ou un défaut contraire. Qu’une chose se laisse assez remarquer pour qu’on la convertisse en principe, en règle, on peut dès-lors affirmer que le principe diamétralement opposé existe avec une égale force. On dit que l’Angleterre est le seul pays où les traditions aristocratiques se soient conservées sérieusement. Cela est vrai ; mais c’est aussi le seul pays où la mésalliance soit presque devenue un système, et où les comédiennes épousées par des grands seigneurs soient accueillies dans le monde et à la cour. L’Anglais a une réputation de raideur universelle, et pourtant où les charlatans du continent trouvent-ils les plus faciles et les plus nombreuses dupes ? où les salons les plus brillans s’ouvrent-ils devant mille intrigans chassés de Paris, de Madrid ou de Vienne ? Il n’existe point d’état démocratique où la valeur personnelle soit estimée d’un aussi haut prix qu’en Angleterre, et point d’aristocratie où les titres et les distinctions produisent un effet aussi prodigieux. Indépendance et servilité, abandon et raideur, tout se trouve au même degré chez ce peuple, le plus étrange de la terre. Casanier et vagabond, l’Anglais se croirait perdu sans son coin du feu, sans son home, et en même temps il ne voudrait pas de la vie, s’il ne trouvait le moyen d’en passer la moitié à courir les pays les plus lointains. On n’en finirait pas si l’on voulait énumérer tous les contrastes qui, de l’autre côté du détroit, vous étonnent, vous choquent et vous étourdissent au point que