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fait monter à la tourelle du cloître, Hugues va nous placer au sommet du donjon féodal. Chose étrange ! l’œuvre du chevalier a une teinte plus dévote que celle du moine. La raison en est simple : Guyot représente la tendance populaire et critique du moyen-âge, Hugues l’élément féodal et conservateur. Guyot avait porté douze ans le froc ; ses épaules en étaient un peu lasses. En dépit du proverbe, on désire peu ce qu’on connaît trop. Malgré quelques formules satiriques, le siècle ne lui déplaisait point ; le monde lui semblait bon à quelque chose, ne fût-ce qu’à en médire. Quant au seigneur de Berze, que nous ne connaissons au reste que par son court poème, il me semble le voir, au retour de l’héroïque conquête de Byzance, las de ses voyages d’outre-mer, de ses grands coups de ance et de ses chevaleresques amours, retiré dans son vieux-castel et pensant à ses vieux péchés. Alors il fait comme le vieillard d’Horace, il censure et gronde les jeunes damoiseaux, il leur prêche de beaux sermons pour les porter à pénitence. Il y a quelque chose de vénérable dans cette bonne figure de chevalier raide et pesant comme son haubert, pur et droit comme son glaive. On se prend à penser à Villehardouin, dont il fut le compagnon d’armes. Par malheur, Berze raconte peu et sermonne beaucoup : il s’étend avec complaisance sur certaines vérités peu nouvelles, comme la certitude de la mort et l’inconstance de la prospérité ; mais ne criez pas au lieu-commun ! C’est hier, c’est aujourd’hui peut-être que le soldat de Baudouin a fait cette découverte ; sous sa plume, elle n’a pas l’air de ces banales maximes qu’on se passe de main en main, valeur courante et anonyme ; on sent ici je ne sais quelle empreinte de conviction et d’expérience personnelle, et puis cette langue toute jeune et toute naïve a le don de rajeunir ce qu’elle touche. Hugues n’est ni clerc ni lettré, mais il a pris part à de grandes choses, et son style en reçoit parfois le contre-coup. Lui aussi a vu, comme Tacite, « quatre princes tomber sous le fer : »

Car je vis en Constantinople,
Qui tant est belle et riche et noble,
En-deçà d’un an et demi
Quatre empereurs. Puis je les vis
Dedans un terme tôt mourir
De vile mort…


Comme le chantre de Childe-Harold, il pleure sur ces braves si brillans le matin de jeunesse et de force, et devenus avant le soir la proie des poissons et des vautours.

Qui leur eût dit la matinée
Que telle était leur destinée ?
Mais Dieu le voult ainsi souffrir !


Nous voilà loin des malices monacales et des œufs gâtés de Guyot. Ne retrouvez-vous pas quelque chose de l’étonnement des croisés à la vue des magnificences orientales de Constantinople, quand le poète nous dit :

Et quand nous eûmes bientôt mis
Sous nos pieds tous nos ennemis,
Et nous fûmes, de pauvreté
Hors, plongés en la richesse,